Nouvelle : Antoine


Antoine

 

Huit heures du matin.

Debout devant le miroir de la salle de bains, je peaufine la longueur de ma barbe. Pas trop longue. La mode « bûcheron Canadien », ce n’est pas vraiment mon style.

Je la taille en la laissant juste assez longue pour cacher la grande cicatrice qui barre ma joue droite.

Certaines de mes « rencontres éphémères » disent qu’elle accentue mon charme, qu’elle me donne un petit côté baroudeur. Mais pour moi, elle est un cuisant souvenir du jour où toute ma vie a basculé. Il y a juste trois ans.

Quand je dis que toute ma vie a basculé, j’exagère. Il me reste encore mon travail, dans la start-up que nous avons créée, Jérôme et moi, au sortir de notre école d’ingénieur.

À cette époque-là, nous étions de jeunes loups aux dents longues, prêts à dévorer le monde. Notre diplôme en poche, nous avons misé sur le créneau qui nous semblait le plus prometteur : les énergies renouvelables. Notre idée était que tout ce qui fonctionne à l’électricité doit pouvoir fonctionner à l’énergie solaire. Il suffit de faire les adaptations nécessaires.

Les idées, c’est formidable. Mais il nous fallait du financement.

C’est ainsi que j’ai rencontré Clara.

Son père, propriétaire d’un haras, avait de l’argent à placer. Nous, nous en avions terriblement besoin pour lancer notre activité. Nous avons conclu un partenariat qui s’est avéré productif. Très productif. Notre start-up a décollé… et j’ai trouvé l’amour de ma vie.

Lorsque je repense à ces jours heureux, j’ai l’estomac qui se noue.

Ma toilette terminée, je me rends sans bruit dans la chambre d’amis pour m’habiller. Au passage, je jette un coup d’œil par la porte entrouverte de la chambre.

Ses longs cheveux étalés sur l’oreiller, Clara dort toujours.

Le jour où je l’ai vue pour la première fois, mon cœur a bondi dans ma poitrine. Il faut dire qu’elle était magnifique, sur son cheval alezan, à galoper dans la carrière. J’ai su tout de suite qu’elle serait la femme de ma vie. Aussi fière et sauvage que Mistral Gagnant, son cheval. Il m’a fallu du temps et de la patience pour l’apprivoiser, mais j’y suis parvenu.

Cinq ans de bonheur partagé.

Une vie de rêve stoppée net, aussi vite, aussi fort que ce qu’elle avait commencé.

Je me secoue. Ce n’est pas le moment de me laisser envahir par les souvenirs.

Ce matin, j’ai une réunion importante : de nouveaux investisseurs intéressés par notre travail. Aujourd’hui, je ne passe plus de longues heures sur ma planche à dessiner. Pour cela, on a employé deux jeunes ingénieurs que Jérôme supervise. Actuellement, je suis chargé de la démarche commerciale. C’est différent comme boulot, mais ça me va.

Dans ma jeunesse, je pense que j’aurais été capable de faire n’importe quel métier. J’aime me lancer de nouveaux défis, plus différents les uns que les autres.

Avec le recul, je me dis qu’il n’y a un seul métier que je n’aurais jamais pu faire : moniteur d’auto-école. Et c’est encore plus vrai aujourd’hui. Je n’ai aucune confiance en quelqu’un d’autre que moi pour conduire une voiture. Même en un conducteur chevronné. Alors, m’installer à la « place du mort » à côté de quelqu’un qui n’a jamais tenu un volant entre ses mains…

D’ailleurs, il a été toujours inimaginable pour moi de laisser le volant de ma voiture à Clara. Même lorsque  elle insistait quand elle me voyait trop fatigué, ou trop nerveux pour respecter les limitations de vitesse. Même ce fameux soir, il y a trois ans.

On avait passé la soirée chez Jérôme pour fêter trois choses importantes. Tout d’abord, la signature d’un contrat mirobolant. Ensuite, l’annonce qu’il allait bientôt être papa. Le tout, après des mois d’effort, sans se ménager, comme l’avait souligné malicieusement Sandrine, sa femme.

Il est vrai que nous avions travaillé comme des fous, sans compter nos heures. Nous étions épuisés, mais si heureux.

La troisième chose était mon anniversaire.

Jamais je n’aurais pensé que ce serait la dernière fois qu’on le fêterait.

Ce fut une soirée merveilleuse, pleine de joie, de rires, et de champagne.

Jérôme et Sandrine voulaient qu’on reste dormir chez eux :

— Ce n’est pas prudent, de prendre le volant après tout ce qu’on a ingurgité !

J’ai fanfaronné :

— J’ai déjà conduit avec plus d’alcool dans le sang que ça !

Clara a rajouté :

— Ne vous inquiétez pas. Si je vois qu’il zigzague trop, c’est moi qui conduirai !

J’ai haussé les épaules. Depuis l’obtention de mon permis de conduire, je n’avais jamais eu d’accident. Même après des soirées bien arrosées.

Sauf ce soir-là.

Ce sont le choc et le bruit fracassant qui m’ont réveillé. J’avais le visage en sang, les côtes explosées. À côté de moi, Clara gisait, inconsciente.

Je sentais une odeur de fumée mélangée à celle de l’essence.

Je ne sais toujours pas si une voiture peut prendre feu spontanément après un accident, comme dans les films. Mais j’ai eu peur.

Je me suis détaché, j’ai détaché la ceinture de Clara et je l’ai tirée, tant bien que mal, hors de portée d’une éventuelle explosion.

Puis j’ai perdu connaissance.

Trois ans aujourd’hui que l’accident s’est produit. C’est un anniversaire que j’aimerais bien oublier.

Sur la pointe des pieds, je retourne jeter un coup d’œil dans la chambre.

Dans le lit, Clara n’a pas bougé. À la voir ainsi, si pâle et immobile, on pourrait croire qu’elle est morte.

Il aurait peut-être mieux valu. Même si tout le monde a essayé de nous faire croire le contraire.

Tout doucement pour ne pas la réveiller, je referme la porte et me rends à la cuisine afin de préparer le petit-déjeuner. Thé au lait, jus de fruits frais, toasts beurrés pour elle, café noir pour moi.

Je n’ai jamais dérogé au rituel du petit-déjeuner. Du moins, pas encore.

C’est le seul lien qui nous reste.

 

Clara

 

Ça y est, il a refermé la porte.

Je déteste lorsqu’il passe des heures à me regarder comme ça, quand il croit que je ne m’en aperçois pas.

Avant, j’adorais cela.

C’est fou ce que certaines personnes arrivent à faire passer dans leur regard.

Dans ses yeux, je me voyais toujours jeune et belle, même au matin avec les traits brouillés et les cheveux en pétard. L’amour qu’il me portait me transcendait. C’était le moteur de ma journée, celui qui me permettait de faire autre chose que penser à Mistral Gagnant et à la compétition.

Avant lui, l’équitation était toute ma vie. Le reste, les autres ne m’intéressaient pas. Mes journées n’avaient qu’un seul but : maintenir ma forme et celle de mon cheval, m’entraîner chaque jour afin de devenir et rester la meilleure.

Puis Antoine est entré dans ma vie.

Quelque part, nous étions semblables. Prêts à tous les sacrifices pour réussir. Et se nourrir de la réussite de l’autre. Jamais je n’ai dû choisir entre lui et ma passion. Il était fier de me voir gagner les concours. Et moi, j’étais admirative devant le travail qu’il abattait et les résultats qu’il obtenait. C’était du « gagnant-gagnant » !

Mais ça, c’était avant.

On n’imagine jamais que tout peut s’arrêter, brutalement, du jour au lendemain. On s’imagine — ou pas — vieillissant, toujours passionné, mais plus mesuré. On fait des projets à plus ou moins long terme, on envisage de changer d’appartement, d’avoir des enfants…

Et soudain, en l’espace de quelques secondes, tout se casse la figure. Les projets, l’enthousiasme, l’amour, la vie même, s’envolent d’une voiture carbonisée, encastrée dans un arbre.

C’était il y a trois ans. Fichu anniversaire qui ravive tous ces souvenirs. De quoi plomber un moral déjà au ras des pâquerettes. Aujourd’hui, pour moi, ce sont tous ces bons souvenirs qui sont douloureux. Je n’en ai pas de mauvais. Les mauvaises choses ne sont pas au fond de ma mémoire. Je les subis chaque jour. Depuis que j’ai ouvert les yeux sur un lit d’hôpital.

La première personne que j’ai vue, c’était Antoine, assis sur un fauteuil à côté de moi. Je m’y suis reprise à trois fois pour parvenir à coasser :

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Il s’est levé d’un bond, a saisi ma main :

— Tu t’es endormie en conduisant. On a eu un accident !

Les informations sont montées lentement jusqu’à mon cerveau. Je ne me souvenais de rien. Alors, il m’a tout raconté, la soirée arrosée, mon insistance pour prendre le volant, le choc et lui, blessé au visage, qui m’a tirée hors du véhicule pour éviter d’y brûler.

— Les médecins m’ont dit que je n’aurais pas dû te bouger. Cela a peut-être aggravé tes blessures. Mais j’avais tellement peur !

Je lui ai serré faiblement la main à mon tour. Culpabilité partagée : moi provoquant l’accident, lui, accentuant mes traumatismes.

Sur le moment, j’y ai vu une sorte d’égalité dans nos erreurs respectives. Aujourd’hui, je n’en suis plus très sûre.

J’ai appris par la suite que le déplacement avait endommagé ma moelle épinière. Après de nombreux jours dans un coma artificiel,  plusieurs opérations chirurgicales, le diagnostic est tombé : je ne marcherais plus jamais.

C’est à ce moment-là que j’ai pensé que les conséquences de nos erreurs n’étaient pas tout à fait les mêmes. Lui s’en sortait avec une épaule luxée et une belle balafre sur le visage. Moi, avec un fauteuil roulant.

Alors, malgré moi, j’ai commencé à lui en vouloir.

Après l’hôpital, direction le centre de rééducation. Des mois de souffrance, à faire des efforts surhumains, de neuf heures le matin jusqu’à dix-sept heures le soir, avec juste une pause entre midi et deux. Pas de visites, seulement le week-end. Je n’ai même pas pu me rendre aux obsèques de mon père, décédé brutalement d’une crise cardiaque.

Et tout ça, pour quoi ?

Pour réapprendre les gestes de la vie quotidienne, renforcer certains muscles, compenser la partie qui ne fonctionne plus.

Je ne peux pas dire qu’il n’y a pas eu de progrès. J’ai même recommencé, contre toute attente, à sentir des fourmillements dans mes jambes. Mais cela allait trop lentement à mon goût. J’ai perdu courage. Seule l’idée de mon retour à la maison me donnait un peu d’énergie pour accomplir les exercices. J’en rêvais. J’étais sûre que dans mon appartement — un peu aménagé— je retrouverais le goût de vivre au milieu de mes meubles, dans mon univers, grâce à la présence d’Antoine.

Mais le rêve s’est transformé en cauchemar : Antoine m’a ramenée chez ma mère, au haras.

Là, j’ai carrément commencé à le détester.

Dans la cuisine, je l’entends qui s’affaire à me préparer le petit-déjeuner. Comme si ce petit rituel quotidien suffisait à masquer l’étendue des dégâts. Il mériterait que je lui balance son plateau au travers de la figure.

Au lieu de cela, chaque matin, je souris :

— Merci, mon chéri. Passe une bonne journée…

— Que vas-tu faire, aujourd’hui ?

Si je suis de bonne humeur, je réponds :

— Kiné ce matin, repas avec Maman, petite sieste et j’irai voir Mistral Gagnant faire ses exercices.

Et si je suis d’humeur très morose, comme aujourd’hui :

— Petit footing dans le parc, deux heures d’équitation et piscine cet après-midi.

Dans ces cas-là, son visage change de couleur et il part sans se retourner.

Finalement, je n’en retire aucun plaisir. L’agressivité ne m’a jamais soulagée. Elle ne faisait pas partie de mon tempérament. Lorsque j’avais du ressentiment, je sellais Mistral et on partait en randonnée jusqu’à ce que ma mauvaise humeur s’évapore.

Aujourd’hui, je n’ai plus d’exutoire.

Maintenant, j’entends que ça s’agite au bout du couloir. Des éclats de voix. C’est sûr, personne ne se soucie de savoir si j’ai encore envie de dormir ou non. On essaie de me faire croire que je suis encore la reine, le centre de toutes les attentions, mais c’est faux.

En réalité, je suis devenue celle qui doit se plier à toutes leurs envies, leurs désirs, leurs horaires, leur bon vouloir. Je ne suis plus qu’une poupée qu’ils manipulent comme bon leur semble.

Pendant quelques mois, j’ai cru que je parviendrais à surmonter mon handicap, à compenser l’absence de mes jambes. Mais j’ai cessé de me battre.

Avec le temps, il me semble que mes forces s’amenuisent. Je suis tellement fatiguée. J’ai mal à l’estomac depuis des semaines. Je ne parviens pas à savoir si ce sont des douleurs psychosomatiques, à l’approche de ce maudit anniversaire. Ou si je suis gravement malade.

Je remonte le drap sur mon visage : aujourd’hui, c’est décidé. Je reste au fond de mon lit toute la journée.

Si je pouvais m’endormir et ne plus jamais me réveiller !

 

Antoine

 

Trois coups secs frappés à la porte, et j’entends quelqu’un s’acharner sur la serrure.

Je m’empresse d’aller la déverrouiller.  Diane, ma belle-mère, pénètre dans la pièce sans attendre mon invitation à le faire.

— Vous avez fermé la porte à clef ?

— Bonjour Diane. Heu oui, la nuit, je préfère tout fermer !

— Vous pourriez au moins enlever la clef de la serrure. Ma fille est handicapée. Il n’est pas question que je ne puisse venir de temps en temps voir comment elle se porte. Imaginez que la maison prenne feu : vous seriez responsable. Et je vous le ferais payer.

— Diane, quand je suis là, je m’occupe de Clara. Vous savez que vous pouvez compter sur moi !

Elle hausse les épaules. Ma belle-mère est une femme qui ne supporte pas qu’on lui tienne tête. Elle pense avoir toujours raison et elle a une fâcheuse tendance à se croire indispensable.

Quelquefois, j’ai envie de l’envoyer balader, mais je me retiens. Depuis l’accident, j’ai besoin d’elle. Seul, je ne parviendrais pas à mener tout de front : le boulot, Clara et ma propre vie.

Diane ouvre les placards, furète dans la cuisine :

— Il serait peut-être temps de faire les courses. Il n’y a plus rien dans votre réfrigérateur.

Je retiens un profond soupir et me tourne vers elle avec mon plus beau sourire :

— Aujourd’hui, je n’ai absolument pas le temps. Une réunion importante et beaucoup de travail. Mais si vous m’envoyez une petite liste par mail, j’enverrai Christelle les faire.

— Je n’ai pas besoin d’une de vos secrétaires. Si je dois faire un mail, autant que je le fasse directement au magasin pour qu’on me livre !

— C’est une très bonne idée. Gardez bien la facture, je vous rembourserai.

Elle me jette un regard méprisant. Cette femme ne m’a jamais aimé. Cela s’est accentué depuis l’accident. Je saisis le plateau :

— Je vais monter le petit-déjeuner à Clara.

Elle me l’arrache des mains :

— J’y vais. Filez à votre réunion, je m’occupe de ma fille !

Je la vois disparaître dans le couloir avec soulagement. Si je devais lui donner un qualificatif à son comportement, je dirais qu’il est toxique. En sa présence, j’ai l’impression de ne plus pouvoir respirer.

Quand René, son mari, était encore en vie, il freinait ses ardeurs néfastes. Mais aujourd’hui qu’il n’est plus là, elle peut laisser libre cours à son autoritarisme. D’ailleurs, elle continue à régenter le haras d’une poigne de fer. Tous les employés qui travaillent sous ses ordres la craignent.

Moi, j’ai la chance de m’absenter toute la journée. Et même, quelquefois, je prends le prétexte de réunions de travail tardives pour dormir en ville, dans notre appartement. En réalité, je passe une grosse partie de la nuit à boire dans un bar propice aux rencontres d’un soir.

Je saisis ma mallette d’ordinateur, mon téléphone portable et mes clefs de voiture. Aujourd’hui, je n’irai pas déposer un baiser sur les lèvres de Clara pour lui souhaiter une bonne journée. Deux raisons à cela : cette fichue date anniversaire, et la présence de sa sorcière de mère. Tant pis, je lui enverrai un message dans la matinée.

Au moment où je me dirige vers ma voiture, je vois se garer la petite Fiat rouge de Béatrice, la kinésithérapeute.

Je la regarde descendre de son véhicule.

Ce n’est pas souvent que je la croise — généralement, elle passe plus tard dans la matinée — mais à chaque fois, cela me produit le même effet : un petit pincement au creux de l’estomac.

Des cheveux bruns coupés court, un regard chaleureux et un sourire éclatant, Béatrice me fait l’effet d’un rayon de soleil. On a envie de la toucher pour profiter de sa chaleur, sa luminosité.

Clara me provoquait le même effet, autrefois. Mais depuis l’accident, le soleil s’est transformé en étoile. Une pâle clarté froide.

Je m’approche d’elle, si près que je peux sentir son parfum :

— Bonjour, Béatrice, vous venez faire travailler Clara ?

— Comme chaque jour, Antoine !

— Mais vous ne venez jamais aussi tôt ?

— C’est vrai. Mais je trouve qu’elle se fatigue vite, en ce moment. Je me suis dit que je pourrais tenter des exercices plus doux, mais qui demandent plus de temps.

— Sa mère est avec elle ! Vous avez le temps de vous servir un café. Je regrette de ne pas pouvoir le boire avec vous, mais j’ai une réunion importante ce matin.

Je lui pose la main sur l’épaule et je serre un petit peu. Je la sens frémir sous mes doigts. Je lui décoche un sourire enjôleur :

— Mais ce n’est que partie remise ! Je vous le promets !

Tandis que je parcours les trente kilomètres qui séparent le haras de mon bureau, en ville, je me prends à imaginer ce que pourrait être ma vie avec une fille comme Béatrice. Un recommencement. Un nouveau départ…

Je me secoue. Il faut que j’arrête de rêver. Ma vie est avec Clara. Du moins, tant qu’elle sera là.

 

Clara

 

— Bonjour, ma chérie. Tu as passé une bonne nuit ?

Je lève les yeux au ciel, mais je me force à répondre avec le sourire :

— Bien sûr, Maman. Avec tous les comprimés que me donne Antoine, je dors comme un bébé !

Ma mère ouvre en grand rideaux et fenêtre :

— Il fait un temps magnifique aujourd’hui. On va vite te préparer, car j’ai de grands projets pour toi, aujourd’hui !

Je soupire :

— Non, Maman. Je suis fatiguée. Je ne sais pas si ce sont les médicaments, mais je n’ai plus d’énergie. J’aimerais rester au lit encore un peu.

— Tttt… Pas question. Aujourd’hui, je t’emmène faire les boutiques !

Oh, non ! Je me recroqueville au fond du lit. Moi qui imaginais dormir toute la journée, oublier quelques heures ma misérable vie, c’est raté. Comme d’habitude, on décide pour moi !

Je ne supporte plus les regards pleins de commisération des gens que l’on croise en ville. J’ai l’impression que ma mère m’exhibe comme un objet, quelque chose qui la met en valeur. J’entends déjà murmurer sur notre passage : «  Regardez la pauvre fille, ce qu’elle est devenue ! Et le courage de sa mère qui s’en occupe tout le temps ! Elle vient de perdre son mari, et sa fille est handicapée. Il y a des gens que le malheur n’épargne pas ! »

Et j’imagine ma mère pousser fièrement mon fauteuil en faisant de petits sourires modestes, alors qu’elle sera manifestement ravie de l’intérêt qu’on lui porte.

Ma mère a une forte personnalité, elle n’a jamais aimé rester dans l’ombre. Dès qu’elle a du public, elle s’exhibe, ordonne, régente, ne souffre pas qu’on lui résiste.

Mon père s’en est toujours accommodé : c’était lui qui prenait les décisions et c’était elle qui les faisait appliquer. Je pense même que ça l’arrangeait. À la manière d’un P.D.G. qui envoie son D.R.H. au front, tandis que lui vaque à d’autres occupations plus distrayantes.

Moi, je n’ai ni l’autorité de l’un, ni le cynisme de l’autre. Je me suis toujours demandé si j’avais bien ma place, dans la famille.

Heureusement que j’avais l’équitation pour m’évader. De longues heures en compagnie de Mistral me faisaient oublier toutes les contrariétés. Mes parents étaient ravis. Mon père voyait ma passion des chevaux comme la relève assurée pour le haras, ma mère se gargarisait de mes performances. Ils n’avaient pas prévu deux choses : l’arrivée d’Antoine dans ma vie, et l’accident.

Par la fenêtre ouverte, j’entends le hennissement des chevaux. Je tente une ultime protestation :

— J’ai promis à Mikaël d’aller regarder l’entraînement de Mistral !

Depuis mon accident, ma mère a employé un jeune homme pour que mon cheval ne perde pas l’habitude de travailler. Dans l’espoir où, un jour, je recommencerais à monter. Espérance qui s’amenuise peu à peu.

— Il le fait travailler tous les jours. Tu iras le voir demain !

Je baisse la tête, vaincue. Je n’ai jamais su lui dire « non » lorsque j’étais en possession de tous mes moyens, je ne vois pas comment je pourrais le faire alors que je ne suis plus que la moitié de moi-même.

Soudain, quelqu’un frappe trois petits coups à la porte et Béa pénètre dans la chambre :

— Eh bonjour, tout le monde ! Je vois qu’on est matinale ce matin !

Je la regarde avec des yeux ronds. Habituellement, elle se présente en fin de matinée, lorsque j’ai fait ma toilette et que je suis habillée, deux choses qui me demandent beaucoup de temps à accomplir.

Ma mère ne semble pas apprécier cette arrivée intempestive :

— Vous n’avez pas trouvé mon message ? Aujourd’hui, je dois emmener Clara en ville, et j’avais téléphoné au cabinet pour demander à reporter votre séance à demain !

— Oh non ! Désolée ! Personne ne m’a fait la commission ! Mais puisque je suis là, je vais la faire travailler. Je viendrai plus tard demain, si vous voulez. Vous savez, annuler des séances, ce n’est pas bon pour elle. Les progrès ne se font que dans la durée et la régularité !

Ma mère hausse les épaules :

— Au vu des résultats, une séance de plus, une séance de moins !

Je lève la main :

— Béa a raison, Maman. Elle a fait le trajet, autant en profiter. Et demain, promis, je t’accompagne.

Vaincue, ma mère tourne le dos et sort de la chambre sans un mot. En bas, je l’entends claquer la porte.

La tête entre les mains, je soupire longuement puis lève des yeux las :

— Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu m’avais dit que tu ne passerais qu’en fin de journée !

— J’ai reçu les résultats d’analyses que j’ai demandées à mon copain.

— Et alors ?

— On essaie bel et bien de t’empoisonner !

 

Antoine

 

Trois heures de discussion sur les termes d’un contrat sans failles. Trois heures tatillonnes, épuisantes, mais je suis heureux : il vient d’être signé.

Je pousse la porte du bureau d’études où Jérôme est encore penché sur la table de travail. Je lui serre affectueusement l’épaule :

— Ça y est, le contrat est dans la poche !

Il lève un peu la tête de ses croquis. Sans me regarder, il murmure :

— Génial !

Puis il replonge dans son travail.

En d’autres temps, on aurait tout lâché pour se payer un bon repas au restaurant, fêter ça avec nos collaborateurs. Mais depuis l’accident, on se contente de dire « super ! », « formidable ! » et on reprend le travail. C’est encore plus vrai aujourd’hui, date anniversaire de l’événement.

Je quitte le bureau de Jérôme pour me rendre dans le mien. Je n’ai pas très envie de me replonger dans les dossiers. Je crois que j’ai déjà épuisé ma dose quotidienne d’énergie.

Je sors du tiroir de mon bureau une flasque de whisky et je m’en sers un verre : il ne sera pas dit que je ne fêterai pas ce contrat et mon anniversaire.

J’ai trente-trois ans aujourd’hui et je sens que ma vie actuelle me pèse.

Lorsque je ne m’abrutis pas dans le travail, de drôles d’idées me passent par la tête. Je les chasse aussitôt, mais elles reviennent de plus en plus souvent : il va falloir que je prenne les choses en main. Cela ne peut plus durer comme ça. Je vois que ma vie s’étrécit au fil des jours. Elle ne correspond plus à ce dont je rêvais. Et elle ne me satisfait plus.

Une de mes « aventures éphémères » — comme j’aime les appeler pour éviter de leur donner de l’importance — m’a dit une fois qu’avec mon air de chien battu, je semblais porter toute la misère du monde. Elle m’a suggéré d’aller en parler à un psy. Elle avait raison sur un point : je ne suis pas, je ne suis plus heureux. Et lorsque je prends conscience des jours, des mois, des années qui passent, je supporte de moins en moins la situation.

Je me sens si seul.

Depuis l’accident, mes amis proches me fuient comme la peste, comme si j’étais porteur d’une maladie contagieuse. Alors que Jérôme devrait m’être reconnaissant de ne pas avoir porté plainte contre lui. Je sais que certains, conseillés par des avocats, ont eu recours à cette méthode pour toucher un pactole : accuser celui qui vous a servi de l’alcool,  qui vous a laissé prendre le volant alors que vous n’étiez pas en état, lui faire porter le chapeau de sa propre irresponsabilité. Mais ce n’était pas mon genre : les amis sont au-dessus des considérations financières. Pour ce que ça m’a servi : j’ai perdu de l’argent ET mon ami.

Bien sûr, Jérôme est toujours là, comme associé fidèle et compétant. Mais l’autre jour, j’ai croisé par hasard Sandrine dans la galerie marchande d’une grande surface. Elle a semblé gênée en me voyant, et moi, je suis resté surpris : elle était enceinte  de huit mois. Jérôme ne me l’avait même pas dit !

Quant à Clara, elle ne me parle plus depuis des mois.  Enfin, presque plus. Juste le nécessaire. Quelquefois, en la regardant, il me revient les soirées pleines de joie, de rires, de projets qu’on avait tous les deux. Aujourd’hui, heureusement qu’il y a la télé pour donner un peu de vie à nos repas !

Diane ne m’adresse la parole que lorsqu’elle ne peut pas faire autrement. Le père de Clara était sympathique, mais sa mère, elle, m’a toujours snobé. Je suis le prolétaire qui a réussi à épouser la riche héritière. Diane est le genre de femme pour qui le niveau d’études, le travail, le salaire n’entrent pas en compte : seule la famille dont on est issu est importante !

Heureusement, Clara ne pensait pas comme elle. Elle avait rejeté toutes ces valeurs passéistes. Pour elle, l’intelligence, la pugnacité, l’ambition, les projets étaient mille fois plus importants que d’être né avec une cuillère d’argent dans la bouche !

Je me sers un deuxième verre, tout en farfouillant dans le tiroir de mon bureau pour retrouver la carte d’un restaurant-traiteur situé près de l’entreprise. Je vais commander un repas à emporter pour ce soir. Sans même lui avoir posé la question, je me doute que Clara n’appréciera pas cette initiative. Que mon anniversaire coïncide avec celui de l’accident est une sacrée malchance. Parce que c’est à ce moment-là qu’elle est le moins en forme.

Il y a deux ans, à la même époque, elle a sombré dans une profonde dépression lorsqu’elle a réalisé que les progrès n’étaient pas au rendez-vous. Et le fait de retourner habiter près de sa mère n’a pas arrangé les choses.

Il faut dire que je n’avais pas trop eu le choix : Diane m’avait fait comprendre qu’il était plus facile d’aménager, pour quelqu’un à mobilité réduite, une aile au rez-de-chaussée de sa maison qu’un appartement en ville à l’étage. De plus, Clara ne resterait pas seule lorsque j’irais travailler. J’ai cédé peut-être un peu trop facilement.

Clara m’en a voulu. Elle a fait une tentative de suicide en avalant tous les comprimés qui étaient à sa portée. Elle a dû être hospitalisée quelques semaines.

Depuis, elle est sous antidépresseurs, et sa mère est là tout le temps. Ce qui ne facilite pas nos relations. Même si Clara ne l’exprime pas en paroles,  je vois dans son regard tout le ressentiment qu’elle nourrit envers moi. Elle me juge coupable de son état. Et elle n’a pas tort.

Malheureusement, on ne peut pas revenir en arrière, elle devrait s’en rendre compte !

J’aurais tant aimé qu’elle finisse par accepter la situation. Qu’elle se projette dans l’avenir. Une vie différente, mais une vie quand même.

Mais il semble que ce soit impossible pour elle. Elle végète et m’entraîne avec elle. Aujourd’hui, si je ne fais rien, je vais finir par me retrouver dans une impasse.

Heureusement, depuis quelques mois, Béatrice a remplacé le vieux Monsieur Chastel qui venait faire les soins à domicile. Une jeune kiné pleine d’une énergie communicative, capable de tenir tête à Diane. C’est tout ce dont Clara a besoin.

J’hésite encore à passer la commande de mon repas lorsque mon téléphone se met à sonner. À l’autre bout, Diane, hystérique :

— Elle a recommencé !

— Qui ? Quoi ?

— Clara ! L’ambulance vient de l’emmener. C’est Béatrice qui a appelé les secours. Clara est partie aux urgences !

 

 

Clara

 

On essaie de m’empoisonner !

La révélation de Béa me fait l’effet d’une douche glacée. Mon premier réflexe est de balbutier :

— Qui ?  Pourquoi ?

Béa hausse les épaules :

— Je ne sais pas ! Ta mère ? Antoine ? Tout ce que je sais, c’est que tu es en danger, ici !

Après la douche froide, je ressens une bouffée de chaleur et des picotements au bout des doigts. Mon cœur s’emballe, mon champ de vision s’étrécit, je sens que je vais m’évanouir

Béa me secoue :

— Ce n’est pas le moment de tomber dans les pommes. J’ai tout prévu, je t’emmène loin d’ici, dans un endroit où personne n’ira te chercher. Le temps de faire le point, de savoir quelles décisions prendre. Tu peux te lever ?

Elle approche le fauteuil roulant tout contre le lit, me soutient tandis que je laisse glisser sur le siège et me pousse dans la salle de bains. Là, je m’accroche fermement au lavabo et me redresse, malgré les tremblements qui me secouent. Béa reste près de moi, prête à réagir en cas de chute :

— Tu leur as montré tes progrès ?

— Non, pas encore. J’attendais d’être un peu plus sûre de moi !

Depuis quelques mois — depuis que Béa a pris le relais de mon ancien kiné — je rêve d’un retour à une vie quasi normale. Je ne sais pas si cela vient de l’énergie qu’elle dégage, si c’est grâce aux soins différents qu’elle me donne, ou tout simplement, parce que je me sens importante à ses yeux, mais j’ai fait d’énormes progrès. Les fourmillements que je ressentais dans mes jambes que je croyais mortes se sont intensifiés. Et bientôt, j’ai pu remuer mes orteils. Très peu, mais suffisamment pour que je reprenne espoir.

Aujourd’hui, je parviens à me tenir debout, et même, à faire deux ou trois pas, si elle me soutient fermement. Je n’ai pas fait part de cette petite victoire à Antoine et à ma mère. J’espérais continuer à progresser et leur faire la surprise, un jour, de me redresser de mon fauteuil et marcher vers eux.

Mais ces derniers temps, mes progrès stagnaient. Je me sentais épuisée dès le matin, découragée, démotivée.  Je mettais ça sur le compte de tout un tas de choses. Jamais je n’aurais imaginé qu’on m’empoisonnait petit à petit.

Je me sens défaillir :

— Remets-moi dans le fauteuil, s’il te plait. Je ne me sens pas bien !

Béa m’installe et me conduit jusqu’à la douche aménagée :

— Tu peux te débrouiller ? Il faut que j’organise ton évasion !

Bien sûr, que je peux me débrouiller. Je suis devenue experte du déshabillage et rhabillage de la moitié de mon corps inerte : le haut compense très bien !

Je me glisse sous le jet brûlant et me savonne lentement tout en réfléchissant. Je sais que je suis devenue un poids mort pour mes proches. Mais lequel voudrait se débarrasser de moi ?

En réalité, la réponse est facile : Antoine !

Me voir chaque jour est un rappel quotidien de sa vie gâchée…et de la mienne. Surtout que je commence à douter de sa version des faits.

Il est vrai que nous avions pas mal bu, ce soir-là. Et que l’accident, outre la perte de mes jambes, m’a provoqué une amnésie partielle : je me souviens de la soirée, et pas de ce qui s’est passé ensuite. Ce que je connais, c’est ce qu’Antoine m’a raconté : je me suis endormie au volant et la voiture a quitté la route pour dévaler un talus abrupt avant de s’encastrer dans un arbre. Il m’a dégagée de l’amas de tôles et ce faisant, il a — peut-être — provoqué mes séquelles.

Jusqu’à maintenant, j’ai cru à cette histoire.

Mais l’autre jour, en voulant faire un tri dans mes paires de chaussures, je suis tombée sur des escarpins en cuir bleu, dont l’un avait le talon cassé et des traces brunâtres. J’ai eu un flash : c’était les chaussures que je portais ce fameux soir. Et que, vu leur état,  j’avais encore aux pieds lors de l’accident. Et soudain, le doute m’a envahie : si j’avais ces escarpins aux pieds, je ne pouvais pas conduire. Trop hauts, trop inadaptés. Généralement, j’enfilais des tennis si je devais prendre le volant. Et si ce n’était pas moi qui conduisais ?

Le soir-même, je lui ai demandé de me raconter encore ce qui s’était passé. Après quelques protestations, il a déroulé à nouveau sa chronologie des événements. Je l’ai regardé droit dans les yeux :

— Pourquoi j’avais encore mes escarpins aux pieds ? Tu sais bien que je ne peux pas conduire avec !

Il a hésité quelques secondes :

— Tu les avais quittés. Tu conduisais pieds nus. Tu avais oublié d’emporter d’autres chaussures.

— Alors, pourquoi sont-ils abîmés et pleins de sang ?

— Tout ce qui se trouvait dans la voiture a été abîmé. Et le sang, ce doit être le mien. J’ai dû en mettre lorsque j’ai tenté de récupérer ton sac, tes chaussures et tout ce qui était important. Malgré mes blessures. Après t’avoir mise à l’abri !

Je n’ai pas insisté. Mais j’ai bien vu qu’il était mal à l’aise. Plus tard, j’ai senti qu’il m’observait, tandis que je me préparais pour aller au lit. J’en ai eu des frissons dans le dos.

Est-ce qu’il aurait eu une raison de mentir ? De faire croire que c’était moi la responsable ?

Béa tape à la porte de la salle de bains :

— Tu as terminé ?

J’arrête l’eau qui coule depuis un quart d’heure et saisit un drap de bain :

— Il me faut encore quelques minutes pour m’habiller !

— L’ambulance arrive dans une demi-heure. Il faut que tu prépares un petit sac de voyage avec des affaires pour quelques jours.

— Tu ne crois pas qu’il faudrait aller porter plainte à la police ?

— L’urgence est de te mettre à l’abri. Ensuite, on va aviser de ce qu’il faut faire.

 

Antoine

 

— À quel hôpital est-elle allée ?

Diane me répond d’une voix hâchée :

— Je ne sais pas, je n’en sais rien. J’étais dans les écuries, en train de m’occuper des chevaux. Je l’ai juste vue redémarrer. J’ai couru et j’ai vu Béatrice dans sa voiture, qui suivait l’ambulance !

— Calmez-vous, Diane. Je m’en occupe !

Je raccroche, le cœur battant et les mains moites. Cela ne finira donc jamais ?

Depuis trois ans, j’ai l’impression de vivre chaque jour un calvaire. Mais j’ai supporté : c’est la juste punition pour ce que j’ai fait.

J’ai menti, j’ai triché, j’ai fait passer ma réputation avant la vie de ma femme. Bien sûr, je n’aurais jamais envisagé qu’elle se retrouve en fauteuil roulant. Mais lorsque le choc de l’accident m’a fait dessoûler, je n’ai pensé qu’à une chose :

« Putain, tu es foutu ! »

Je me suis dégagé du tas de ferraille, j’en ai extirpé Clara sans imaginer les conséquences. Tout ce que je voyais, c’est qu’elle avait moins à perdre que moi si on lui ôtait le permis, si elle était responsable d’un accident en état d’ivresse. Alors, je m’en suis tenu à cette version. Et tout le monde l’a gobée. Y compris Clara.

J’ai raconté si souvent l’accident que j’ai fini par croire que ma version s’était réellement passée. Mais au fond de moi, je sais bien que c’est faux. Alors, depuis trois ans, j’en subis les dommages collatéraux : je passe le plus clair de mon temps au travail. J’ai perdu mes amis. Je supporte l’agressivité et la condescendance de ma belle-mère. Ainsi que les sautes d’humeur de ma femme. Je ne prends même pas de réel plaisir aux rares distractions que je m’octroie. Toujours loin de chez moi, jamais avec la même femme. Petites escapades qui me laissent un goût amer, qui me font prendre conscience de ce qu’est devenu mon quotidien.

Trois ans que ça dure. Est-ce que je n’ai pas suffisamment payé, aujourd’hui ?

Je reprends le téléphone et compose le numéro des urgences de l’hôpital :

— Est-ce que je pourrais avoir des nouvelles de Clara Berlitz ?

La standardiste farfouille dans ses papiers :

— Désolée, nous n’avons personne à ce nom-là !

J’insiste :

— Une ambulance a dû vous la conduire, il y a une demi-heure, environ !

— Non, désolée, elle n’est pas chez nous !

Elle me raccroche au nez. Une bouffée de colère me submerge : je sais que les services sont surchargés, mais le comportement de cette femme est à la limite de la politesse. Au point de me faire douter de la véracité de sa réponse. Est-ce que Clara aurait demandé de ne pas me révéler son admission à l’hôpital ? Je suis encore son mari, tout de même ! J’ai le droit de savoir ! Et puis, pourquoi ferait-elle ça ? Est-ce qu’elle aurait peur de moi ?

Il est vrai que depuis cette histoire de chaussures, elle semble m’éviter au maximum. Pourquoi sa crétine de mère ne les a pas jetées au retour de l’hôpital ? Et pourquoi est-ce que je n’y ai pas pensé moi-même ?

En tout cas, aujourd’hui, c’est chose faite. Je les ai brûlées au fond du jardin !

Je me ressers un verre de whisky tout en tapotant nerveusement le plateau de mon bureau. Je ne vais quand même pas appeler tous les hôpitaux et cliniques de la région à la recherche de Clara. La seule qui peut me donner des renseignements, c’est Béa.

Je recherche le numéro du cabinet de kinésithérapie où elle travaille. C’est son vieux collègue qui me répond :

— Béatrice n’est pas là, elle est en intervention. Je peux lui laisser un message, si vous voulez !

— Vous ne pourriez pas me communiquer son numéro de portable ?

— Je n’en ai pas le droit. Je vais lui dire de vous rappeler, et elle vous le donnera certainement elle-même.

— J’ai besoin de la joindre de toute urgence. Elle est où, en intervention ?

— Attendez, je regarde. Au Haras de la Pinède !

— Elle n’y est plus ! C’est là où j’habite, et ma belle-mère l’a vue repartir avec ma femme !

— Alors, je ne peux pas vous renseigner…

— Elle a autre chose de prévu, cet après-midi ? Elle doit repasser au cabinet ?

La nervosité dans ma voix le fait hésiter un moment :

— Je sais qu’elle y passe tous les soirs, mais dans la journée, je ne peux pas vous dire. Laissez- moi votre numéro, je lui dis de vous rappeler de toute urgence.

Je raccroche en fulminant. Décidément, personne n’a envie de se mettre en quatre pour moi, aujourd’hui !

Je suis en colère et je suis inquiet. Quelle tuile va encore me tomber sur la tête ?

J’aurais dû me douter que la journée ne serait pas facile. Elle avait si bien commencé que j’en avais presque oublié qu’elle me portait la poisse.

Je regarde l’écran de mon téléphone portable : pas de message, pas d’appel.

Rester assis à ne rien pouvoir faire me perturbe. Je meurs d’envie de sauter dans ma voiture, mais après mes trois verres de whisky en solitaire, ce n’est pas le moment de me faire arrêter. Je dois attendre un peu.

Je pousse un grand soupir et lance une recherche sur mon ordinateur : la liste de tous les hôpitaux de la région. Ensuite, je vais les appeler les uns après les autres, ça me fera passer le temps.

Bon sang, qu’est-ce que Clara est allée encore inventer pour me compliquer la vie ?

Je compose à nouveau le numéro de Diane :

— C’est moi !

— Vous l’avez retrouvée ?

— Pas encore, mais je vais le faire. Par contre, on ne peut plus attendre. Vous êtes de mon avis ?

Bref moment d’hésitation. Puis elle soupire :

— Je m’en occupe !

 

Clara

 

Je ne me sens pas bien. Je suis nauséeuse, j’ai envie de vomir, même si je n’ai rien dans l’estomac. Pas question que j’avale quoi que ce soit après la révélation de Béa.

Celle-ci a pris la situation en main et tout s’est passé très vite. Les ambulanciers m’ont mise sur un brancard, transportée dans l’ambulance et emmenée sans attendre, tandis qu’elle nous suivait avec sa voiture. J’ai été surprise de ne pas me retrouver à l’hôpital, comme je l’imaginais. Les ambulanciers m’ont transportée dans une petite maison, au fond d’une impasse :

— Où sommes-nous ?

— Chez moi. Enfin, plus précisément, dans la maison de ma mère. Elle est décédée l’an dernier, et j’en ai hérité.

— Tu ne devais pas m’emmener aux urgences pour qu’on me fasse un lavage d’estomac ou autre chose pour me soigner ?

— Je crois que c’est inutile ! Celui ou celle qui cherche à t’empoisonner n’a pas eu beaucoup de temps pour agir. L’essentiel est que tu sois hors de sa portée. Je vais te préparer un cocktail désintoxiquant, à boire toutes les heures. Et bientôt, tu auras éliminé ce qui se trouve dans ton sang. On refera juste un nouveau contrôle pour vérifier.

Elle m’a aidée à m’installer sur mon fauteuil roulant, m’a servi un grand verre d’un liquide épais et verdâtre :

— Avale ça. Et essaie de dormir un peu. Je t’ai préparé la chambre du fond. Moi, je dois aller travailler. J’imagine que ta mère ou Antoine vont essayer de te retrouver. Cela ne doit pas arranger celui qui essaie de se débarrasser de toi que tu ne sois plus sous son emprise. Mais ne t’inquiète pas, je ne dirai pas où tu te trouves. Et donne-moi ton portable, je l’emmène avec moi. Sinon, ils pourraient te localiser avec…

— Et si j’ai un problème ? Comment je peux appeler quelqu’un ?

— Tu n’auras pas de problèmes. Bois ton cocktail et couche-toi jusqu’à ce que je revienne.

Elle est partie en refermant la porte à clef derrière elle.

Et depuis, je tourne comme un lion en cage. Je fais des allers-retours dans le couloir, entre l’entrée, la cuisine et la chambre. J’ai bien essayé de m’allonger, mais je stresse trop pour trouver le sommeil.

Je ne me sens pas bien et je m’ennuie dans cette maison sans vie. Petit à petit, je vois baisser la lumière du jour par la fente des volets. Cela m’angoisse d’autant plus : et si Béa ne revenait pas ? Il me faudrait casser une vitre, tenter d’ouvrir les volets, hurler pour que quelqu’un remarque ma présence.

Rien qu’à cette idée, mon cœur s’emballe.  Je ne me sens pas bien, je m’ennuie et j’ai peur.

Il y a bien un téléviseur dans la salle de séjour, mais je ne suis pas arrivée à le mettre en marche.

La maison est sombre, froide. Béa a préféré laisser tout fermé pour éviter de signaler ma présence. Mais cela ne me rassure pas : avec ma chance en ce jour maudit, des cambrioleurs seraient bien capable de débarquer dans un endroit qui leur semble inhabité.

C’est la première fois que je ressens si intensément ma faiblesse, mon incapacité physique : si quelqu’un venait m’agresser dans cette maison isolée, je serais bien incapable de me défendre, coincée dans mon fauteuil. Rien qu’à cette idée, je me mets à grelotter. Je roule jusqu’à la chambre récupérer un pull dans ma valise.

Au loin, j’entends une sonnerie : Béa a réglé un réveil qui sonne toutes heures afin que je n’oublie pas de boire sa mixture. Elle m’a préparé aussi quelques comprimés sur la table : « À avaler chaque fois que tu prendras un verre de boisson. Ce sont des décontractants ! »

Je ne les ai pas touchés. Je prends suffisamment de médicaments depuis des mois, je ne veux pas en rajouter.

Je roule jusqu’à la cuisine, ouvre le réfrigérateur et saisit la bouteille, puis la repose. Je ne sais pas si sa préparation est efficace, j’en ai déjà ingurgité deux verres et je ne sens pas d’amélioration. Je me dirige vers le robinet de la cuisine. Deux grands verres d’eau me feront autant de bien pour me laver l’estomac.

Soudain, j’entends un bruit dehors. Je sens la panique m’envahir. Je saisis un grand couteau dans un des tiroirs de la table et le glisse dans la couverture posée sur mes jambes. Immobile, je tends l’oreille, à l’affût du moindre bruit. Plus rien. Au bout de quelques minutes, je me détends un peu.

Béa a raison, l’idéal serait que je parvienne à dormir quelques heures. Jusqu’à son retour.

J’ai bien réfléchi, depuis que je suis seule ici. Je n’ai rien eu d’autre à faire que ressasser les événements.

Je n’aurais jamais imaginé ma mère ou Antoine capable de m’empoisonner. Mais avec le recul, je crois que c’est possible. Cependant, imaginer, croire, ce n’est pas suffisant : j’aimerais en avoir la certitude. Pour cela, je ne dois pas rester cachée. Je dois me confronter à eux, observer leurs réactions. Et Béa peut m’aider.

Dire qu’il y a seulement quelques heures, j’étais sûre de vouloir mourir. Maintenant qu’on veut se débarrasser de moi, je n’ai envie que d’une chose : rester en vie !

Je dirige mon fauteuil roulant jusqu’à la chambre. Sur une étagère au-dessus du radiateur, il y a quelques livres. Je regarde les titres. Rien de bien emballant, des romans du terroir, mais je pense que lire quelques pages me coupera de la réalité et, peut-être, me permettra de trouver le sommeil.

Alors que je feuillette les livres pour en choisir un, il en tombe une photo. Par curiosité, je regarde attentivement les personnes qui se trouvent dessus et je reste sidérée. Trois personnes font face à l’objectif. Un homme entre deux femmes. Les deux femmes sont enceintes. L’homme, c’est mon père. Et la femme de gauche, ma mère…Je retourne la photo : 1989. Juste avant ma naissance.

Que fait cette photo ici ?

Soudain, j’entends tourner une clef dans la serrure. Instinctivement, je serre le couteau dans ma main.

La porte s’ouvre, une lumière crue m’éblouit et Béa s’approche de moi :

— Ah !? Tu ne dors toujours pas ? Et je vois que tu as trouvé ma photo !

 

 

Antoine

 

Ma recherche auprès des hôpitaux n’a rien donné et je ne sais plus quoi faire. J’ai appelé plusieurs fois le cabinet de kinésithérapie, mais je tombe sur le répondeur. Je suppose que le personnel en a eu assez de me répondre toujours la même chose : « Béatrice va vous rappeler ! »

Pour l’instant, elle ne l’a pas fait. Je vois s’étirer l’après-midi sans aucune nouvelle.

Diane a essayé de me joindre pendant mes nombreux coups de téléphone. Elle m’a laissé un message :

— Ça y est. Je me suis occupée de l’argent et des billets. À vous d’agir !

Je sais. Il faut que je retrouve Clara.

Malgré une envie furieuse, je n’ai plus touché à ma flasque de whisky depuis au moins trois heures. Je dois pouvoir prendre le volant sans risque.

Je quitte le bureau alors que tout le monde est encore penché sur sa planche de travail. Je ne sais pas si ça vient de moi, mais je trouve l’ambiance plombée. Je pars sans saluer personne.

Le kiné de permanence au cabinet m’a dit que Béa passait le soir par le bureau. C’est là que je vais l’attendre pour avoir un peu plus d’explications et qu’elle me dise où elle a emmené Clara.

Je roule au pas pour traverser la ville. Beaucoup de véhicules, des travaux d’aménagement de la chaussée qui perturbent la circulation, tout un tas d’éléments qui accentuent mon énervement.

Je suis au milieu des embouteillages lorsque mon téléphone portable sonne. Numéro inconnu. Je réponds avec hargne :

— Allo !

— Antoine ? C’est moi, Béatrice !

Je pousse un long soupir d’exaspération et de soulagement à la fois :

— Où est Clara ?

Je sens une hésitation à l’autre bout :

— Elle est en sécurité !

— Où est-elle ? Où est ma femme ?

— Antoine, je suis désolée, mais je ne peux pas vous le dire. Elle ne va pas bien du tout. Elle est sous le choc. Vous savez comme moi que cette date anniversaire est perturbante pour elle.

— C’est perturbant pour tout le monde. Mais il faut que je la voie, que je lui parle…

— Elle ne veut voir personne. Ni sa mère, ni vous. Elle ne vous fait pas confiance !

À mon tour d’hésiter. Est-ce que Clara aurait eu une confirmation de ses doutes ?

— Justement, il faut que nous ayons une bonne discussion, tous les deux. Les choses ne peuvent pas rester comme ça. S’il vous plait, dites-moi où elle se trouve. Je suis sûr que, lorsqu’elle m’aura entendu, tout ira mieux.

— Je vais en parler avec elle. Soyez patient. Je vous propose qu’on se retrouve quelque part en ville ce soir pour discuter de ce qui sera le meilleur pour elle !

J’entends des bruits de voix en fond sonore :

— Vous êtes à votre cabinet, là ?

— J’en pars à l’instant. Alors, on peut se rencontrer dans la soirée ?

Je crispe mes mains sur le volant. Béatrice n’a pas l’intention de m’aider. Il faut que je prenne mon mal en patience, que j’accepte ses conditions.

— Vous savez où se trouve notre appartement en ville ? Je vais aller y passer la nuit. Venez m’y rejoindre quand vous voulez.

Je raccroche rageusement. La seule chose qui pourrait dénouer la situation, c’est que je parvienne à approcher Clara. Mais il y a un véritable cerbère entre elle et moi !

Mon téléphone sonne à  nouveau :

— Alors, où est-elle ?

— Je n’en sais rien encore, Diane. Mais je dois rencontrer Béatrice. Je vous promets que je vais la faire parler. Quitte à la bousculer, s’il le faut !

— J’attends votre coup de fil, Antoine !

Elle coupe sèchement la communication.

Je jette un coup d’œil sur mon G.P.S.

Tout à ma conversation, je suis presque arrivé au cabinet de Béatrice. J’hésite sur la conduite à tenir. Je pourrais m’y rendre et secouer un peu le personnel pour qu’il me donne l’adresse de la jeune femme. Ou bien rentrer à l’appartement pour attendre qu’elle veuille bien venir me dire où est Clara.

C’est alors que je vois passer en trombe une petite voiture rouge devant moi. Sans réfléchir, je démarre derrière.

 

 

 

Béatrice

 

Lorsque je pousse la porte, Clara se précipite vers moi dans son fauteuil roulant :

— Enfin, te voilà ! J’ai cru mourir de peur ! Je veux que tu me rendes mon téléphone. Ou que tu ne fermes pas la porte à clef quand tu t’en vas… C’est trop angoissant de ne pouvoir joindre personne !

— C’était pour te protéger. Et je savais que tu ne risquais rien.

Je repousse doucement en arrière le fauteuil pour libérer le passage. Je soupire : tout ne s’est pas déroulé comme prévu. Normalement, en rentrant, j’aurais dû trouver Clara endormie, couchée au fond du lit de la chambre maternelle. C’était le but : les cachets et le mélange de plantes à avaler régulièrement.

Mais voilà : Madame n’a pas pris le quart de la dose !

Je dépose mes clefs dans l’entrée et la rejoins dans la salle de séjour. Et même, à l’écouter, elle me semble bien plus alerte que lorsque je suis partie. Elle brandit la photo qu’elle tient à la main :

— Pourquoi tu as une photo de mes parents ? Et qui est l’autre femme ?

Je soupire :

— C’est une longue histoire ! Je vais faire du thé, et je te la raconterai pendant qu’on le boira !

Tandis que je prépare la boisson, elle n’arrête pas de me parler :

— J’ai bien réfléchi. Je veux que tu me ramènes au haras. Je veux voir leur tête quand je leur dirai que j’ai tout découvert…

« Je veux… je veux… je veux ! » Comme si, clouée dans un fauteuil roulant, elle était en capacité d’exiger quelque chose !

 Je dépose une grande tasse de thé face à elle, sur la table de la cuisine et je commence à siroter la mienne :

— Tu as raison. Quand on aura bu le thé, je te raccompagne chez toi.

Je la regarde se dépêcher d’avaler le liquide brûlant. Cela va aller plus vite que prévu !

Je saisis la photo qu’elle vient de poser sur la table pour prendre sa tasse. Je la détaille longuement, comme si c’était la première fois que je la voyais, avant d’expliquer en montrant les personnes qui sont dessus :

— Là, tu vois, c’est ta mère. Diane. Et là, ton père. Et tout à côté, notre mère !

J’attends quelques secondes, le temps que l’information arrive à son cerveau. Elle me regarde avec des yeux ronds :

— NOTRE mère ?

— Eh oui ! NOTRE mère. Tu es ma sœur. Nous sommes jumelles. Enfin, fausses jumelles, car on ne se ressemble pas !

Elle devient toute pâle :

— Je ne comprends pas !

— En réalité, c’est très simple ! Ta mère — Diane — ne pouvait pas avoir d’enfant. Tes parents auraient pu adopter, mais tu la connais, elle ne voulait pas d’un enfant avec des gènes de parents inconnus. Alors, ils ont eu recours à une chose qui ne se fait pas en France : une mère porteuse.

Cela s’est fait de la façon la plus naturelle du monde. Ton père a couché avec ma mère… en réalité, je veux dire : NOTRE père a couché avec NOTRE mère !

J’observe attentivement Clara. Elle ne réagit pas. Sans doute que la dose massive de somnifère que j’ai mise dans son thé commence à faire effet. Je poursuis :

— Bien sûr, Maman était consentante. Ils l’ont payée, pour ça. Elle s’est installée avec eux au haras. Et Diane a simulé une grossesse au même rythme que la sienne. Pas question que les gens se doutent de quelque chose. Pas de suivi médical, pas d’accouchement en clinique. Diane savait y faire, elle s’occupait déjà des chevaux. Il y a eu quand même deux problèmes. Tu veux savoir lesquels ?

Pas de réponse. Clara a maintenant les yeux fermés, sa respiration s’est ralentie. Je continue, plus pour moi que pour elle :

— Il y avait deux enfants au lieu d’un. Deux filles.  Et Diane n’en voulait qu’un ! Alors, c’est toi qu’ils ont choisie. Pourquoi ? Je me le demande encore ! Moi, je suis partie avec notre mère. Priée de quitter les lieux. Elle n’a même pas protesté. C’est ça, le deuxième problème : elle aurait pu abuser de la situation, ne pas accepter ce qu’on lui imposait ! Mais non : elle était amoureuse de ton père… de notre père !

Je repousse ma chaise, contourne la table et saisit Clara par l’épaule. Je la secoue un  peu : pas de réaction. 

Il ne me reste plus qu’à peaufiner la deuxième partie de mon plan : me débarrasser d’elle en simulant un suicide. J’ai bien laissé entendre à tout le monde qu’elle était au bord de la dépression, qu’elle avait des bouffées délirantes, qu’elle les accusait de vouloir l’empoisonner. Alors qu’il n’y a aucune trace de quoi que ce soit dans son organisme.

Ensuite, rejoindre Antoine et faire durer le plus longtemps possible la soirée. Lui faire comprendre que Clara ne l’aime plus et que je serai toujours là pour le consoler. Ce  ne devrait pas être trop difficile : cela fait des semaines que je prépare le terrain, que je tarde à tirer sur ma jupe lorsqu’il me regarde descendre de voiture, que je le frôle quand je passe près de lui, que je m’amuse à le troubler… Il ne me reste plus qu’à passer à la vitesse supérieure. Je sais qu’il a déjà trompé Clara. C’est compréhensible, elle est tellement insipide. Mais moi, je saurai le garder auprès de moi. Je l’accompagnerai partout. Et gare à celles qui s’approcheront un peu trop.

L’opération « séduction » sera plus difficile avec Diane. Mais elle, elle n’aura pas le choix. Elle devra m’accepter en remplacement de Clara ou elle le paiera. Très cher.

J’enfile une paire de gants en latex, puis je pousse le fauteuil roulant jusqu’à la chambre. Je place le fauteuil près du lit, j’en extirpe Clara inconsciente, l’installe dans les draps. Puis je dépose trois   flacons de somnifères vides sur la table de nuit, un verre avec un fond de whisky que je glisse entre les doigts de Clara pour y laisser quelques empreintes.

Puis je saisis un coussin et le dépose sur son visage. Avant de le presser, je lui murmure dans l’oreille :

— Adieu, ma sœur ! À partir d’aujourd’hui, je vais prendre la place qui me revient !

 

Antoine

 

Mes paupières sont lourdes, très lourdes. Pourtant, il faut que je me force à les soulever, je sens que je dois le faire.

Au terme d’un effort surhumain, je parviens à ouvrir les yeux et les referme aussitôt, aveuglé par la luminosité de la pièce où je me trouve.

Où suis-je ? Que s’est-il passé ? Mon cerveau est embrumé, je suis incapable de réfléchir.

J’ouvre à nouveau les yeux et m’oblige à les garder ouverts. Au-dessus de moi, un plafond d’un blanc immaculé. Une main se pose sur la mienne :

— Tu es réveillé, mon chéri ?

Je tourne la tête avec difficulté et je reconnais Diane, assise sur un fauteuil, à côté de moi. J’essaie de parler mais elle m’en empêche :

— Ne faites pas d’effort. Vous venez d’être opéré, vous êtes encore fragile !

— Que s’est-il passé ?

— Vous avez eu un accident. Vous vous êtes endormi au volant !

Je la regarde, bouche ouverte. Je n’y comprends plus rien ! Tout se bouscule dans ma tête !

Elle serre ma main dans la sienne, avec un petit rire moqueur :

— Je plaisante ! Je voulais juste voir l’effet que ce genre d’annonce produit sur quelqu’un qui vient de perdre l’usage de ses jambes !

— Maman, arrête ! N’oublie pas qu’il m’a sauvé la vie !

De l’autre côté du lit, je vois arriver Clara, dans son fauteuil roulant. Diane bougonne :

— Il n’a pas pris de gants, lui, le jour où tu as repris conscience. Et puis, en réalité, c’est moi qui vous ai sauvés tous les deux.

Je referme les yeux. J’essaie de faire remonter les souvenirs à la surface, mais ils résistent encore un peu.

Clara me caresse la joue :

— Maman, laisse-nous maintenant, s’il te plait. Je te rejoins dans quelques minutes !

Avec un profond soupir, Diane quitte le fauteuil :

— Reposez-vous bien, Antoine. Reprenez des forces, vous en aurez besoin !

J’attends qu’elle ait quitté la pièce pour murmurer à nouveau :

— Que s’est-il passé ?

— Tu ne te souviens de rien ? Tu ne te souviens pas être arrivé chez Béa ?

Ça y est, ça fait comme une explosion dans mon crâne, tout me revient d’un coup.

J’ai suivi la voiture rouge. J’ai vu entrer Béa dans une maison. Je me suis garé un peu plus loin J’ai hésité un moment sur la conduite à suivre. Est-ce que Béa était chez un patient ? Est-ce que Clara se trouvait dans cette maison ?

J’ai contourné à pied la maison, tous les volets étaient clos. Impossible de voir ou d’entendre quoi que ce soit. Je suis retourné à la voiture et j’ai appelé Diane :

— Je suis devant un pavillon, impasse des Roitelets. J’ai suivi Béa jusqu’ici, mais je ne sais pas quoi faire !

— Foncez ! C’est là ! Clara est en danger !

Je me suis précipité à la porte du pavillon, j’ai sonné, tambouriné, hurlé et comme personne ne répondait, j’ai couru à la voiture, je l’ai avancée devant la porte et j’ai appuyé longuement sur le klaxon. Béa a ouvert la porte, je l’ai bousculée :

— Où est Clara ?

— Chut ! Tu vas la réveiller. Elle dort !

J’ai ouvert toutes les portes jusqu’à trouver Clara allongée dans un lit, livide, inconsciente. Je l’ai soulevée, secouée :

— Clara, Clara, mon amour, réveille-toi !

Aucune réaction. J’ai senti que Béa arrivait dans mon dos, je suis retourné pour la saisir par la gorge et là, j’ai ressenti une douleur qui m’a plié en deux. Instinctivement, j’ai serré les mains sur le manche du couteau qu’elle m’avait planté dans le ventre. Et je me suis effondré.

Je tâtonne sous le drap pour sentir le gros pansement collé sur mon ventre :

— Après le coup de couteau, je ne me souviens de rien !

— Maman est arrivée, avec Mickaël. Lorsque tu lui as dit où tu te trouvais, elle a tout de suite compris. Elle connaissait l’adresse : c’était celle de ma mère biologique. Elle a senti que nous étions en danger. Elle est venue immédiatement après votre coup de fil.

— Je ne comprends rien à ce que tu me racontes.

— J’ai eu la version des faits de Béatrice. Et puis, Maman a bien été obligée de me donner la sienne. Je vais essayer de te résumer.

Tandis qu’elle m’explique les circonstances de sa naissance, je ressens un certain malaise : je m’étais fait manipuler par une psychopathe, j’avais même imaginé que je pourrais vivre avec elle !

— Elle est où, maintenant ?

— On ne sait pas. Mais la police pense qu’on la retrouvera vite !

Clara me serre très fort la main :

— Bon, tu comprendras bien que je ne peux pas t’embrasser ! Tu es cloué au fond d’un lit, et moi, sur ce fauteuil. Mais ce n’est que partie remise !

Elle recule jusqu’à la porte de la chambre :

— J’ai espoir que ces trois années passées deviendront juste de mauvais souvenirs. Maman m’a dit tout ce que tu avais tenté. Je regrette que ce ne soit pas toi qui m’accompagnes. Mais ne t’inquiète pas, on va s’en sortir, toutes les deux. Profite de mon absence pour te remettre sur pied. À mon retour, on reprend tout à zéro ! Je t’aime !

Je ferme les yeux.

La surprise pour son anniversaire, le voyage en avion, New-York, le Professeur qui fait des miracles dans sa clinique privée, tout ça, je ne le verrai pas. Je vais rester ici à attendre, à espérer la réussite de l’opération.

Un léger parfum près de moi me fait ouvrir les yeux brusquement. Un parfum qui me rappelle quelqu’un. Près de ma tête, une femme en blouse blanche est en train d’injecter un produit dans ma perfusion.

Je me redresse et pousse un cri strident. La jeune femme se retourne vers moi :

— Calmez-vous, monsieur. Je mets juste un produit contre la douleur !

Je me laisse retomber sur l’oreiller : ce n’est pas Béatrice.

J’essaie de me rassurer : pourquoi viendrait-elle me poursuivre jusqu’ici ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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