nouvelle : Covid-19

COVID – 19

 

— Prépare tes affaires. Il faut que tu partes !

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je ne comprends rien !

— On vient de recevoir au bureau une alerte de l’A.R.S. Il va y avoir un confinement. Toute la France va être confinée pour quinze jours. Officiellement. Mais nous, on table plutôt sur quarante-cinq jours !

— Un confinement ? Ça consiste en quoi, un confinement ?

— Interdiction de sortir de chez soi, sauf pour des raisons de première nécessité. Avec autorisation et contrôle de la gendarmerie. Tu as bien vu aux infos comment ça se passait en Chine ? Ça va être pareil ici. C’est pour cela qu’il faut que tu partes. Avant le confinement. Tu prépares quelques affaires pour toi et Lana, et demain matin tôt, tu prends la voiture pour le Cabanon.

— Mais je ne veux pas te laisser seul !

— Tu te vois, coincée dans l’appartement, toute la journée avec la petite ? Non, je crois que tu n’imagines pas. Personne ne sait ce qui nous attend avec ce virus. Là-bas, au moins, tu pourras sortir, Lana pourra jouer dans le jardin. Et dès que je pourrai, je vous rejoindrai.

Le cœur de Perrine bat très fort lorsqu’elle raccroche. Elle regarde autour d’elle : c’est vrai que s’il faut rester enfermé dans leur minuscule appartement, elle sera vite comme un lion en cage.

Avec la naissance de Lana, elle a pris un congé parental. Ses journées sont rythmées par les repas, les siestes de sa fille, mais elle trouve chaque jour un moment pour aller au parc ou dans les boutiques du centre-ville, histoire de s’oxygéner un peu. Et le soir, lorsque Christophe rentre du travail, elle prend une heure pour elle, pour aller faire un peu de sport en salle, ou courir le long des allées piétonnes.

Perrine se penche par la fenêtre pour regarder dans la rue. Tout semble normal. La même circulation automobile, le même  nombre de piétons sur les trottoirs. Elle hausse les épaules : Christophe est un pessimiste avéré. Jamais il ne voit le bon côté des choses. Pour lui, le verre est toujours à moitié vide !

Pourtant, là, elle l’a senti vraiment inquiet.

S’il n’y avait pas Lana, Perrine pourrait contester sa décision. Demeurer à Paris, même s’il fallait rester enfermé. Quinze jours, ce n’est pas le bout du monde !

Mais aujourd’hui, elle doit tenir compte de la fillette. Lana sera certainement mieux au grand air, dans la garrigue provençale, au milieu des Alpilles, que confinée dans un appartement grand comme un mouchoir de poche.

En soupirant, Perrine s’installe à la table et commence une liste de tout ce qu’elle doit emporter. Surtout ne rien oublier pour Lana. C’est fou ce qu’un bébé nécessite comme affaires !

Couches, biberons, stérilisateur, lait maternisé, petits pots, jouets, vêtements — Quel temps fait-il en Provence au mois de mars ? — lit pliant, poussette, transat, trousse de toilette, trousse à pharmacie…

Perrine sourit en regardant sa liste : la voiture ne sera jamais assez grande !

Christophe va se moquer d’elle :

— On croirait que tu pars au bout du monde ! On trouve tout ce dont on a besoin, là-bas. Ce n’est pas le fin fond de la brousse !

Ce n’est peut-être pas la brousse, mais c’est quand même isolé. Il faut faire plus de quinze kilomètres pour aller faire les courses.

Cependant, c’est un endroit merveilleux. Christophe n’est plus le même lorsqu’il retrouve son Cabanon et ses racines. Et elle, elle se prend pour Manon des Sources.

Perrine n’a pas commencé à remplir ses sacs lorsque Lana se met à pleurer dans la chambre.

Elle se précipite pour la prendre dans les bras. La fillette se calme, puis recommence à pleurer.

— Tu as faim, ma princesse ? Il faut changer ta couche ?

Pas de réponse. À cinq mois, on n’a pas beaucoup de conversation !

Perrine soupire. Vivement que Lana sache parler, pour lui dire si elle a faim, soif, mal quelque part. Pour l’instant, il faut qu’elle devine, et c’est parfois compliqué !

Après avoir changé la couche et donné le goûter à sa fille, elle l’installe dans sa poussette tandis qu’elle continue ses bagages.

Une heure plus tard, elle est prête à emmener Lana faire un tour au parc.

Une multitude d’enfants joue sur la pelouse. Pour eux, c’est un peu les vacances avant l’heure, puisqu’ils n’ont plus école jusqu’à une date encore non définie. Mais on se rend compte que les parents sont inquiets. Les conversations ne tournent qu’autour de l’organisation familiale durant cette période.

Une maman s’approche du groupe pour prendre part à la conversation qui stoppe net. Une femme lui lance :

— Tirez-vous, on ne veut pas de vous ici ! C’est à cause de vous qu’on est dans cette situation !

Perrine est choquée. Elle a souvent rencontré cette maman le soir au parc, quand elle vient y faire jouer ses deux enfants. Elle travaille dans le restaurant vietnamien du quartier et elle est de type asiatique.

Ecœurée, Perrine rentre chez elle. Il semblerait que rien n’a changé, mais l’ambiance est devenue délétère.

Cela se confirme au retour de Christophe. Il se lave trois fois les mains avant de se laisser tomber sur une chaise :

— Demain, je partirai tôt au bureau car je vais y aller avec mon vélo. À partir d’aujourd’hui, j’évite les transports en commun. Personne ne s’en rend compte, mais on va vivre quelque chose qu’on n’a jamais vécu. Ce qui se passe aujourd’hui est grave, et demain…ce sera pire !

 

*****

 

Un exode.

C’est le premier mot qui lui vient à l’esprit lorsque Perrine se lance sur le périphérique.

L’exode des Parisiens, qui fuient la capitale. Elle ne peut s’empêcher de penser à la dernière guerre mondiale, celle que ses grands-parents ont connue alors qu’ils étaient enfants. Combien de fois ils lui ont raconté ces files de voitures, de gens à pied, à vélo, sur des charrettes, qui tentaient de fuir la zone occupée avec toutes leurs possessions.

Aujourd’hui, il n’y a pas de piétons ni de charrettes tirées par des chevaux, sur le périphérique. Mais les voitures qui roulent au pas sont pleines à craquer de voyageurs et de bagages, comme lors des départs en vacances au mois d’août.

À la différence qu’aujourd’hui,  les gens semblent nerveux, agressifs. Et qu’il pleut des cordes.

Perrine a quitté très tôt l’appartement. En même temps que Christophe qui ne savait pas combien de temps il allait mettre pour aller au travail à vélo.

Sous une pluie battante, les adieux ont été rapides :

— Sois prudente, fais attention à toi. Je te rejoins dès que je peux. On parle de télétravail au bureau. Si cela se met en place, je le ferai de là-bas !

Perrine avait ri nerveusement :

— Tu sais bien qu’on n’a pas internet, au Cabanon !

— J’irai m’installer au bar du village. Je travaillerai sur place.

— À la télé, ils ont dit que les bars et restaurants devaient fermer !

— Ne t’inquiète pas, je trouverai une solution. Je ne vais pas laisser toutes seules les deux femmes de ma vie !

Il a attendu sur le trottoir qu’elle démarre avant de s’élancer de son côté.

Perrine est tendue.

C’est la première fois qu’elle descend toute seule dans le sud. Habituellement, Christophe et elle se relaient pour conduire. Aujourd’hui, elle va devoir tenir le coup, et tout assumer. La conduite, les arrêts toutes les deux heures et s’occuper de Lana. Heureusement, le ronronnement de la voiture a tendance à endormir la fillette. Parce que si elle se met à hurler, le voyage risque d’être très pénible. Et à la vitesse où il démarre, très long !

Il lui faut deux bonnes heures de circulation en accordéon avant de retrouver un trafic plus fluide. Lana dort profondément. Alors, autant avancer un peu.

Lorsqu’elle s’arrête dans une station-service, vers dix heures du matin, elle est déjà exténuée.

— Prends-le cool, lui a répété Christophe, au téléphone. Vous n’êtes pas pressées !

C’est vrai. Mais elle aimerait bien arriver au Cabanon avant la nuit. Et au mois de mars, elle ne sait pas à quelle heure tombe la nuit en Provence.

L’été, lorsqu’ils viennent passer leurs vacances, les jours sont longs. Alors, lorsqu’ils arrivent au Cabanon, ils ont le temps de décharger la voiture, aérer la maison, mettre en route le groupe électrogène avant la nuit. Car il n’y a pas d’électricité, au Cabanon.

À l’origine, c’était une grange, perdue dans la colline. Les parents de Christophe l’avaient transformée en résidence secondaire. Une grande salle en bas avec coin cuisine et cabinet de toilette attenant, et en haut, deux chambres. Mais pas d’eau courante, ni d’électricité. Pour l’eau, une citerne qui récupère l’eau de pluie, des bidons qu’on remplit aux fontaines, et de l’eau en bouteille pour l’alimentaire. Pour l’électricité, un groupe électrogène qu’il faut alimenter régulièrement en carburant. C’est pourquoi Perrine veut arriver le plus tôt possible. Il lui faut un minimum de confort avec un bébé dans la maison.

Passé Lyon, il ne pleut plus. Il y a même quelques rayons de soleil qui transpercent les nuages. Et d’un coup, la température augmente de quelques degrés.

Perrine se prend à sourire. Pour la première fois depuis qu’elle a démarré ce matin, elle sent son moral remonter. Finalement, cela va lui faire du bien, ces quelques jours en Provence.

Elle quitte l’autoroute à Cavaillon en direction de Saint-Rémy-de-Provence.

Le ciel s’est dégagé presque entièrement, les champs sont remplis d’arbres fruitiers en fleurs, Lana est restée tranquille tout le voyage.

 D’un coup — comme à chaque fois, d’ailleurs — elle se sent plus légère. Pour elle, les villes qu’elle traverse, ces paysages qui bordent la route sont synonymes de détente, de repos, de vacances.

Après avoir traversé Saint-Etienne-du-Grès, elle s’engage sur la petite route qui grimpe dans les Alpilles, puis sur un chemin en contrebas au bout duquel se trouve le Cabanon.

Le soleil a commencé à baisser et l’air s’est rafraichi.

Lana dans les bras, Perrine va d’abord vérifier le niveau du carburant du groupe électrogène. Le réservoir est rempli aux trois quarts, et le moteur démarre au premier coup.

Rassurée de ce côté-là, Perrine vérifie toutes les lampes de la maison. Tout fonctionne. Dans la remise attenante à la maison, il y a encore des bidons d’eau de réserve. Perrine soupire d’aise. Avec tout ce qu’elle a apporté de Paris, elle n’aura pas besoin de ressortir ce soir faire les courses.

Ce soir, après ce long voyage, il lui suffit de s’installer et de se reposer.

Une seule chose la gêne, lui laissant comme un sentiment bizarre au creux de l’estomac. C’est l’attitude des gens qu’elle a croisés lorsqu’elle a traversé lentement la petite ville. Des gens qui la connaissent depuis longtemps. Qui n’ont pas répondu à son salut. Se contentant de lui jeter un regard.

Un regard loin d’être amical.

 

*****

 

— Je confirme : au  mois de mars, en Provence, la nuit, il caille !

Et même le matin. Il a fallu attendre dix heures et faire les cent pas au soleil pour que Perrine commence un peu à se réchauffer.

— Tu n’as pas trouvé de couvertures dans le placard ?

— Si, mais pas assez. Et pas pour le petit lit de Lana. Du coup, je l’ai faite dormir avec moi !

— Il ne faudrait pas lui donner de mauvaises habitudes. Sinon, elle ne va pas apprécier que je lui prenne sa place quand j’arriverai.

— T’inquiète. Il faudrait que je trouve un chauffage d’appoint pour sa chambre, et ce serait parfait.

— Regarde dans la remise. Il reste peut-être un vieil appareil qui marche avec du gaz. Tu n’auras qu’à prendre une bouteille au village quand tu iras faire les courses.

— D’accord, je vais chercher. Tu penses arriver quand ?

— J’ai pris un billet pour vendredi matin. Tu viendras me chercher à la gare d’Avignon. On nous a demandé de nous mettre en télétravail la semaine prochaine ou de prendre des congés. Je ne sais pas encore ce que je vais faire. Je te laisse, il faut que j’y retourne. Prends soin de toi !

Lana dans la poussette, Perrine redescend vers le Cabanon. Ici, pour téléphoner, il faut monter jusqu’à la route pour avoir du réseau. Hier soir, la conversation avec Christophe a été brève. Lana s’étant endormie, elle l’a laissée seule dans le Cabanon tandis qu’elle courait donner de leurs nouvelles. Elle aurait aimé pouvoir discuter plus longtemps avec lui, se mettre au fond du lit, le téléphone collé à l’oreille, et parler de tout et de rien. Mais ici, ce n’est pas possible.

Christophe trouve que c’est un avantage :

— Quand je suis en vacances l’été, je coupe ! Plus d’ordinateur, plus de téléphone, je me repose, je lis, je me balade, j’oublie le boulot !

Seulement, aujourd’hui, on n’est pas en été. Et s’il ne peut pas travailler sur place, il va être obligé de prendre ses congés. Qu’il n’aura plus cet été ! Tous leurs projets vont tomber à l’eau !

Perrine soupire. Toute seule, dans ce coin isolé, elle ne doit pas se laisser  envahir par les pensées négatives. C’est déjà assez difficile de n’avoir personne à qui parler de la journée.

Elle installe Lana dans son transat sur la terrasse et lui fait boire un peu de jus de fruits. Ils ont quand même de la chance, d’avoir un bébé si calme. Lana a rapidement fait ses nuits, et dans la journée, elle est rarement grognon. Mais depuis quelques jours, elle bave beaucoup. Perrine observe les gencives de sa fille. On dirait qu’elles ont gonflé. Peut-être va-t-elle sortir des dents. Il faut qu’elle passe à la pharmacie prendre quelques médicaments. Elle espère que ça ne va pas lui donner une rhinite ou quelque chose comme ça. Perrine ne connaît aucun médecin dans la région.

Elle soupire à nouveau : ça y est, elle commence à imaginer le pire !

Elle se penche sur la fillette pour l’embrasser, nettoie sa bouche baveuse et lui murmure :

— Ne bouge pas, je reviens !

Elle sourit devant le ridicule de son conseil : comme si à cinq mois, Lana pouvait partir en gambadant !

Perrine déverrouille le cadenas qui ferme la porte de la remise. À l’intérieur, quel fatras ! Un amoncellement d’objets que personne n’a pris le temps de ranger. Les chaises et la table de jardin, le parasol, la piscine gonflable, les transats, et derrière tout ça, des cartons d’emballages et divers appareils datant de l’époque où les parents de Christophe venaient passer leurs vacances ici.

Perrine finit par dénicher l’appareil de chauffage dont parlait Christophe. Il semble vieux et rouillé, mais si elle ne trouve rien d’autre au village, en prenant un tuyau et une bouteille neuve, cela devrait faire l’affaire. Elle le traine sur la terrasse pour le nettoyer un peu, puis elle s’installe à même le sol, à côté de sa fille, afin d’établir la liste de tout ce qu’elle doit acheter pour tenir quelques jours. Quinze jours, si possible. C’est ce que Christophe lui a conseillé :

— Fais le plein, prends des conserves, du pain de mie, des trucs qui durent longtemps pour ne pas avoir à sortir souvent. Fais-toi discrète. Il paraît que sur la côte bretonne, les gens qui ont rejoint leur résidence secondaire ont été très mal reçus !

Il n’y a pas qu’en Bretagne !

Perrine s’en rend vite compte tandis qu’elle fait ses achats dans le village proche. Alors que l’été dernier, la propriétaire de la supérette s’extasiait devant son ventre rond, c’est à peine si elle jette un coup d’œil à Lana qui bave comme un escargot dans sa poussette. Et le vieux grincheux qui fait la queue derrière elle à la caisse râle, assez fort pour qu’on l’entende, contre ces étrangers qui viennent perturber la vie des gens du cru.

Perrine fait semblant de ne pas entendre, mais elle ressent cette animosité jusque dans son estomac. Christophe a raison, elle doit revenir le moins souvent au village. Elle a l’impression qu’elle n’y est pas la bienvenue.

Impression qui se confirme lorsqu’elle arrive à sa voiture : le pare-brise est barbouillé de peinture blanche.

On a écrit : Parigot = Coronavirus

                            Barre-toi

 

*****

Au bout du fil, Christophe semble contrarié :

— Tu es allée voir les flics ?

— Ben non. Mon premier réflexe a été de nettoyer le pare-brise. Heureusement, c’est bien parti. Je n’avais qu’une hâte, c’était de rentrer au Cabanon. Et puis j’avais peur qu’à la gendarmerie, on me demande de repartir à Paris. J’ai entendu à la radio qu’il fallait une dérogation pour quitter son domicile. Tout ça me fait peur !

— N’écoute pas la radio. C’est anxiogène. Cela ne sert à rien d’avoir peur. Il faut juste être prudent. Et je te promets que j’arrive le plus tôt possible. Ne t’inquiète pas pour rien !

Perrine redémarre la voiture. Elle s’est arrêtée au bord de la route pour appeler Christophe en rentrant des courses. À l’arrière, Lana grogne sans discontinuer et se frotte la bouche avec le poing. Elle a les pommettes rouges, signe d’un peu de fièvre.

Perrine sent son estomac se serrer : il ne manquerait plus que ça, que Lana soit malade. Heureusement, elle a fait le plein à la pharmacie. Elle peut parer à tous les petits bobos, en espérant que cela n’empirera pas.

Arrivée au Cabanon, elle s’occupe d’abord de la fillette : lui prendre sa température, lui changer sa couche — elle a les fesses rouges, ce sont les dents, aurait-dit sa mère —, lui passer du gel anesthésiant sur les gencives, lui faire avaler un peu de sirop contre la douleur et la fièvre, et la coucher dans son petit lit.

La seule chose positive, c’est qu’elle a pu acheter un petit radiateur électrique soufflant en faisant les courses tout à l’heure. Il faut juste souhaiter que le groupe électrogène sera assez puissant. Mais si elle fait attention de ne pas éclairer plusieurs appareils en même temps, cela devrait fonctionner.

Ensuite, elle s’affaire à vider la voiture. Elle a acheté le maximum de légumes et de fruits, un peu de viande et de poisson pour Lana, et des boîtes de conserve pour Christophe et elle. Ce n’est pas ce qu’ils mangent habituellement, mais on n’est plus dans les habitudes. De plus, le réfrigérateur n’a pas une grande capacité, et les produits frais réservés à Lana tiennent déjà beaucoup de place.

De temps en temps, elle monte à l’étage voir comment va la petite. Le sirop faisant effet, elle a fini par s’endormir.

Perrine en profite pour s’allonger sur le canapé. La nuit risque d’être agitée, autant profiter des moments de calme pour se reposer un peu.

Le temps calme ne dure pas longtemps. À peine a-t-elle fermé les yeux que Lana se met à pleurer. Perrine se redresse en frissonnant. Il fait froid maintenant, dans la maison. Le soir est tombé, et le soleil de la journée n’a pas eu le temps de réchauffer la maison. C’est un avantage en été, ça l’est moins aujourd’hui.

Durant quelques minutes, elle regrette d’avoir quitté son appartement certes petit, mais si confortable et lumineux. Puis elle se secoue. Elle ne doit pas se laisser abattre. Christophe sera là après-demain au plus tard. Il l’a promis. Plus qu’une journée à tenir sans lui.

Elle met de l’eau à chauffer sur la cuisinière pour se préparer un thé, et verse une boite de lentilles et saucisses dans un plat qu’elle glisse dans le four. Ce n’est peut-être pas le meilleur moyen de les préparer, mais cela a le mérite de réchauffer la pièce.

Puis elle va chercher Lana qui gigote dans son lit. Le petit radiateur a été efficace : il fait bon dans la chambre. Elle descend l’installer dans la salle de bains. La pièce est étroite, toute en longueur, avec un bac à douche dans le fond. Elle a réussi à y installer la baignoire et le matelas à langer de Lana. Quand la pièce sera bien chaude, elles iront se laver toutes les deux.

En attendant, elle installe Lana dans son transat, sur la table, son mobile musical au-dessus d’elle.

Les mains serrées autour de sa tasse de thé brûlant, Perrine soupire. Elle s’ennuie. Sa fille est trop petite pour la distraire, le téléphone et internet ne passent pas, il n’y a même pas de télévision pour mettre un peu de vie dans cette maison.

Soudain, elle se souvient qu’il doit y avoir un vieux poste de radio à piles dans la remise. Même si la qualité du son était médiocre, elle pourrait mettre un peu de musique pour alléger l’ambiance. Elle vérifie que Lana ne peut pas tomber de son transat, prend la clef du cadenas et sort sur la terrasse. Tant qu’elle y est, elle va en profiter pour ranger le vieil appareil de chauffage resté dehors.

Décidément, elle fait trop de choses sans y prêter attention : alors qu’elle aurait juré l’avoir fermé, le cadenas est resté ouvert. Heureusement, il n’y a que des vieilleries, là-dedans, ou des objets de peu de valeur. Perrine pousse le radiateur vers le fond, et déniche sur l’étagère le poste de radio poussiéreux. Un coup de chiffon, deux piles neuves, et le voilà prêt à fonctionner. Elle cherche un grand moment une station qui diffuse autre chose que des messages d’alarme sur le coronavirus, et finit par tomber sur une qui alterne chansons et sketches. Ce n’est pas de la grande culture, mais cela a le mérite de la décontracter un peu. Et par mimétisme, de détendre aussi Lana qui gazouille lorsque Perrine la met au lit pour la nuit, vers vingt-deux heures.

Mais lorsqu’elle éteint la radio et monte se coucher, elle sent une sourde angoisse la tenailler. Elle aimerait passer du temps au téléphone avec Christophe, histoire qu’il la rassure à nouveau, avant de s’endormir. Mais c’est impossible. Elle essaie de lire quelques pages, sans arriver à se concentrer. Finalement, elle éteint et s’endort, plongeant dans un cauchemar horrible où des individus essaient de pénétrer dans la maison. Elle pousse un cri au moment où l’un d’entre eux s’avance vers son lit d’un air menaçant.

Elle se réveille en sueur, le cœur battant à toute vitesse, et allume la lampe de chevet en tremblant. Il n’y a personne au pied de son lit.

Perrine inspire et expire plusieurs fois pour calmer ses battements de cœur. Puis elle chausse ses pantoufles pour aller voir si Lana ne s’est pas découverte.

Elle s’approche à pas de loup du petit lit et tout son être devient un bloc de glace :

Le petit lit est vide !

 

*****

 

Après la glace, le feu.

Perrine se sent devenir brûlante, les pensées se télescopent dans sa tête, aussi absurdes les unes que les autres. Elle regarde sous les couvertures, sous le matelas, sous le lit.

Pas de bébé.

Elle va même jusqu’à ouvrir les armoires, le coffre à jouets, comme si sa fille avait pu, du haut de ses cinq mois, aller se cacher dans un recoin !

Elle a du mal à respirer, elle a du mal à réfléchir, à laisser passer la seule idée raisonnée : Lana n’a pas pu partir toute seule. Quelqu’un l’a enlevée !

Il faut faire quelque chose, elle DOIT faire quelque chose !

Elle ne sait pas quoi, elle ne sait plus. Prendre la voiture, appeler la Police, hurler, pleurer, s’effondrer…

Soudain, elle entend un petit pleur de bébé, en bas, dans la salle de séjour. Le soulagement l’envahit : Christophe est arrivé plus tôt que prévu et comme la petite pleurait, il l’a emmenée dans la salle en bas pour ne pas la réveiller.

Perrine se précipite dans les escaliers et s’arrête net en voyant dans la pénombre la forme installée sur le canapé. Lana est bien dans les bras de quelqu’un. Mais ce n’est pas Christophe.

À nouveau, une vague glacée l’envahit.

Elle tend les bras et murmure :

— S’il vous plait, donnez-moi mon bébé ! Ne lui faites pas de mal !

— Ton téléphone !

Une voix d’homme, dure, cinglante. Perrine cherche fébrilement son portable au fond de son sac :

— Il faut que j’éclaire. Je ne le trouve pas.

— Vas-y !

Perrine appuie sur l’interrupteur, vide le contenu de son sac sur la table et tend le téléphone à l’homme :

— Il n’y a pas de réseau, ici. Il faut aller sur la route pour capter.

Elle ne le regarde pas en face. Elle a lu plein de bouquins où le méchant tue ceux qui peuvent le reconnaître.

— Prenez mon téléphone, mon argent, ma carte bleue. Rendez-moi mon bébé, je ne dirai rien à personne.

Il ricane :

— Tout le monde dit ça. Et tu vas te précipiter chez les flics dès que j’aurai le dos tourné.

— Je vous jure que non ! Je veux juste que vous me rendiez ma fille. Après, je ferai tout ce que vous voudrez.

L’homme tapote sur le téléphone et le tourne dans tous les sens pour essayer de trouver du réseau.

Lana commence à s’agiter. L’homme la balance trop fort pour la calmer, ce qui a l’effet contraire et elle se met à pleurer. Perrine supplie :

— S’il vous plait, donnez-la moi, je vais la remettre dans son lit. Elle va se rendormir.

Les pleurs de Lana se transforment en hurlements. Perrine se tétanise. Pourvu que l’homme ne lui fasse pas mal. Il se redresse péniblement :

— OK ! On va la coucher. Mais je reste avec elle. Comme ça, je suis sûr que tu vas faire ce que je te demande. Passe devant, on te suit.

Perrine grimpe les escaliers quatre à quatre. Elle est incapable de penser tant que Lana hurle dans les bras de cet individu. L’homme la suit pesamment.

Arrivé dans la chambre, il pose Lana dans son petit lit, et s’écroule sur le rocking-chair que Perrine utilise pour veiller la petite fille.

Perrine se penche sur Lana. Elle a le visage cramoisi, à force de pleurer. Elle essaie de la calmer en lui parlant doucement, elle lui donne un peu à boire, installe son doudou près de son visage, met en marche son mobile musical. Petit à petit, la fillette se détend. Lorsqu’elle commence à grogner pour chercher son sommeil, Perrine remonte la couverture sur son pyjama qui a pris une vilaine couleur après être passé dans les bras de l’homme. Une couleur marron.

Elle se tourne vers l’individu et le regarde en face. De toute façon, s’il a envie de leur faire du mal, il le fera.  L’homme a fermé les yeux. Elle se rend compte qu’il est très pâle et qu’il est blessé. Ça semble une vilaine blessure car sa chemise est imbibée de sang. Peut-être est-elle suffisamment grave pour qu’il ne puisse plus être capable de leur nuire. Tout ce qu’il faut, c’est qu’elle gagne de temps, et qu’elle l’éloigne de Lana :

— Que faut-il que je fasse ?

L’homme ouvre les yeux et grogne :

— Tu vas aller appeler un numéro pour moi. Tu donneras ton adresse. On va venir me chercher, et ensuite, tu n’entendras plus parler de moi. Si tu la fermes. Et pas de plan foireux. J’ai ta gamine en otage !

Il lui tend un morceau de papier tout chiffonné sur lequel est noté un numéro de téléphone.

— Je peux m’habiller ? Si par hasard quelqu’un me voit en pyjama au bord de la route, il va se poser des questions !

— Vas-y. Et n’oublie pas : d’une seule main, je peux lui tordre le cou. Je n’ai plus rien à perdre !

Perrine enfile rapidement son pantalon et son sweat et se précipite dans la voiture. Qu’est-ce qu’elle peut faire ?

Tant que l’homme est une menace pour Lana, elle est piégée. Elle ne peut pas prendre le risque d’appeler les secours, ni Christophe. Il serait capable d’envoyer la gendarmerie lui-même.

Et ce coup de fil qu’elle doit donner ? Est-ce qu’elle ne risque pas de voir débarquer chez elle tout un tas de complices, de types plus ou moins dangereux ?

Avec un seul, elle peut essayer de s’en sortir. Avec plusieurs, cela risque d’être compliqué.

Elle démarre la voiture en trombe. Elle ne veut pas rester trop longtemps absente.

Arrivée au bord de la route, elle saisit son téléphone. Après quelques minutes d’hésitation, elle compose le numéro noté sur le papier froissé.

Elle tremble, de froid, de peur, de stress. Il est trois heures du matin, et il faut au moins dix sonneries avant que quelqu’un ne décroche :

— Allo !?!

 

*****

 

Perrine tremble toujours lorsqu’elle rejoint le Cabanon, mais elle est déterminée. Il faut qu’elle sorte de cette situation. Toute seule. Pour protéger sa fille.

Malgré l’adrénaline qui fait battre son cœur à toute vitesse, elle a pris le temps de réfléchir : elle doit se débarrasser de ce type, par n’importe quel moyen.

Quand elle entre dans la salle, il n’y a aucun bruit dans la maison. Son cœur fait des  bonds dans sa poitrine : elle ne sait pas si c’est un bon ou un mauvais signe.

Sans bruit, elle monte rapidement les escaliers et entre dans la chambre sur la pointe des pieds. Lana dort paisiblement dans son lit. Sur le rocking-chair, l’homme est immobile, les yeux fermés.

Perrine retient sa respiration : peut-être est-il mort !

Elle s’approche tout doucement. Non, il respire encore. Faiblement, mais il respire !

Ne pas faire de bruit, récupérer Lana en espérant qu’elle ne réagira pas, descendre tout doucement puis courir jusqu’à la voiture. Et s’éloigner…

Elle se penche au-dessus du lit de la fillette pour la soulever délicatement lorsqu’une main saisit violemment son bras :

— Qu’est-ce que tu fabriques ?

Perrine se sent défaillir. Elle murmure :

— Je regardais juste si elle dormait bien !

— T’inquiète ! Je la surveille. Tu as fait ce que je t’ai demandé ?

— Oui, j’ai appelé le numéro…

— Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?

— Rien… c’était une femme. Je lui ai juste donné mon adresse.

— Donne-moi ce téléphone !

À contrecœur, Perrine tend son mobile. L’homme clique sur l’icône des appels. Effectivement, il y a en a un. Qui a duré trois minutes.

Il glisse l’appareil dans sa poche :

— Je le garde avec moi. Au cas où ils rappelleraient.

— Mais ça ne passe pas, ici !

— On ne sait jamais. Je suis prudent. Si je m’endors, tu pourrais en profiter pour appeler quelqu’un. Un petit conseil. Ne fais pas de bêtises de ce genre si tu veux voir grandir ta gamine. Va te coucher. Dans deux heures, je serai parti !

Se coucher ! Comment ce type peut imaginer qu’elle serait capable de dormir !

C’est comme si on lui disait : il y a un serpent à sonnette caché sous le lit de ta fille, tu peux dormir tranquille, il ne bouge pas !

Elle descend dans la cuisine. Il faut qu’elle trouve un moyen d’éliminer le serpent à sonnette. Parce que dans deux heures, il sera toujours là.

Elle a craint qu’il remarque quelque chose sur son téléphone, mais il n’a rien vu. Dans la voiture, juste avant de passer l’appel, elle a tout effacé, ses contacts, ses photos, ses applications, tout. Elle se doutait bien qu’il ne lui laisserait pas l’appareil. Alors, pas question que lui ou ses amis aient accès à sa vie privée. Elle a fait un formatage et remis l’appareil en réglages sortie d’usine. Puis elle a passé l’appel :

— Allo !?!

C’était une voix de femme. Perrine a hésité un moment, puis elle a demandé :

— Je suis désolée d’appeler si tard. C’est ici que vit Madame Bovary ?

Ridicule ! C’était le premier nom qui lui est venu à la tête, parce qu’elle venait de relire le roman de Flaubert !

Au bout du fil, la voix a grogné :

— Non ! Vous faites une erreur !

Perrine a continué, pour l’empêcher de raccrocher. Il fallait que le coup de fil soit suffisamment long pour être plausible :

— Vous n’êtes pas à Rouen ? On m’a dit qu’elle était à Rouen !

La bonne femme lui a raccroché au nez. À peine deux minutes. Mais c’était suffisant pour faire croire au type qu’elle avait dicté son adresse. Et ça a marché.

Mais maintenant, il faut qu’elle agisse. Si elle lui préparait quelque chose à manger ? Un sandwich, agrémenté de mort aux rats ? Il doit y en avoir dans une boîte sous l’évier de la cuisine. Les rats, les souris, c’est une plaie dans les résidences secondaires en campagne. Christophe met du poison partout lorsqu’ils rentrent à Paris. Au point que la dernière fois, elle a râlé :

— Tu vas me jeter tout  ça ! On va avoir un bébé, et je ne tiens pas à ce qu’il avale ce genre de choses !

Elle n’aurait jamais imaginé qu’elle serait heureuse qu’il ne l’ait pas écoutée.

Les granulés du mort aux rats sont un peu trop colorés pour être discrets. Le bleu n’est pas une couleur naturelle dans la nourriture !

Perrine fait un mélange moutarde-ketchup-mort aux rats et observe le résultat : avec la faible luminosité de la lampe de la chambre, cela peut peut-être passer. Pour faire bonne mesure, elle rajoute un cornichon coupé en fines lamelles et étend son mélange sur deux tranches de pain, entre lesquelles elle met une tranche de jambon. Sandwich spécial serpent à sonnettes. Elle en prépare un semblable — mais sans poison, cette fois-ci — pour elle. Il faut qu’elle endorme sa méfiance.

Elle pose les sandwiches entourés dans une feuille d’essuie-tout dans une assiette, prépare un verre d’eau et met le tout sur un plateau :

— Je n’arrive pas à dormir, alors je me suis fait un sandwich et je vous en ai préparé un.

L’homme la regarde d’un air soupçonneux :

— Quelle heure est-il ?

— Quatre heures du matin !

— Alors, ils ne vont pas tarder.

Elle pose le plateau sur la commode, fait tourner l’assiette plusieurs fois sur elle-même pour faire croire qu’ils sont identiques et saisit le sien. Elle l’a entouré avec l’essuie-tout imprimé à l’envers, tandis que l’autre est entouré à l’endroit. Ce serait idiot de se tromper de sandwich.

L’homme l’attrape à nouveau par le bras :

— Tu as bien appelé le numéro que je t’ai dit ?

— Vous avez vérifié, tout à l’heure !

— T’as pas intérêt à essayer de m’embrouiller !

Il jette un coup d’œil vers le sandwich, le saisit puis le repose :

— J’ai pas faim ! Va me faire du café, je ne veux pas dormir quand ils arriveront !

Perrine descend de nouveau à la cuisine. Il faut trouver un autre moyen. Il veut du café, maintenant. S’il reste éveillé, ce sera plus difficile d’agir. Soudain, elle a une idée. Des somnifères. Mélangés au café, avec beaucoup de sucre, ça devrait passer !

Elle fouille dans l’armoire de la salle de bains. Elle les retrouve au fond, derrière des médicaments accumulés au fil des années. Ils sont périmés, car ils datent de leur dernier voyage en avion, il y a des siècles !

Elle avait réussi à convaincre Christophe de faire un voyage aux Antilles pour leur voyage de noces. Non sans mal, car il a la phobie des avions. Les somnifères, pris au départ du vol, avaient été d’un grand secours. Il n’avait pas vu passer le voyage !

En mettant une dose plus forte, peut-être qu’ils agiront quand même. Endormir ce type n’était pas son idée première : un serpent à sonnettes, ça se zigouille. Mais s’il dort, on peut au moins s’enfuir !

Ou profiter de son sommeil pour lui couper la tête !

Alors qu’elle se prépare à monter le verre de café, elle aperçoit un objet sur le canapé. C’est un pistolet ! Le type avait un pistolet et il l’a laissé là !

Perrine saisit l’arme et monte dans la chambre. Elle n’a jamais utilisé une arme à feu, mais elle braque le pistolet vers l’homme :

— Ne bougez pas. Je prends ma fille et je m’en vais. Après, vous ferez ce que vous voudrez.

L’homme éclate d’un rire mauvais :

— Pauvre conne ! S’il était chargé, tu crois que je l’aurais laissé en bas ? Je m’en suis bien servi, j’espère que j’ai réussi à éliminer quelques flics… Tu comptais me tirer dessus ? Je suis sûr que tu ne sais même pas comment ça marche !

 Il porte la main à son côté et fait une grimace de douleur :

— Va chercher mon café. Brûlant .

Tremblante, Perrine redescend à la cuisine. L’homme n’a pas touché au sandwich, sa blessure semble ne plus saigner, et les gens qu’il attend n’arriveront jamais. Que faire ?

Il  n’y a plus qu’à espérer que les somnifères vont agir, et qu’elles pourront s’enfuir.

Elle entend Lana qui commence à grogner. Les éclats de voix ont dû la réveiller. Elle va vouloir prendre son biberon, qu’on lui change sa couche. Et si on ne le fait pas, elle va se mettre à hurler !

Et qui sait comment l’homme va réagir !

Le verre de café très chaud et très sucré à la main, Perrine remonte rapidement les escaliers et s’arrête net à la porte. Lana ne pleure plus, elle s’est rendormie dans les bras de l’homme, qui se balance doucement dans le rocking-chair :

— Regarde comme elle est mignonne, quand on s’occupe bien d’elle ! Je vais la garder sur moi, au cas où tu aurais l’idée de m’envoyer une flèche ou me donner un coup de couteau.

Perrine lui tend le verre :

— Elle va avoir faim !

— Eh ben, je lui donnerai un petit bout de mon sandwich…

Perrine sent son sang refluer. Elle se précipite vers la commode et saisit l’assiette :

— Elle est trop petite, elle ne boit que du lait !

— Alors, va lui préparer son biberon, je le lui donnerai quand j’aurai bu mon café !

Perrine ferme les yeux trente secondes. Pourvu qu’il ne renverse pas le café brûlant sur Lana, pourvu que les somnifères agissent, pourvu que tout se termine bien !

C’est le moment que choisit le groupe électrogène pour s’arrêter. Immédiatement, la maison se retrouve silencieuse et sans aucune lumière. Le type aboie :

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

— J’ai oublié de remplir le réservoir du groupe électrogène !

— Eh bien, tu attends quoi ? Vas-y, si tu ne veux pas que je renverse mon verre !

À tâtons, Perrine dévale les escaliers. Dehors, une faible lueur commence à poindre. Dans une heure, tout au plus, le jour va se lever, et le type va réaliser que personne n’est venu le chercher. Sauf si, par miracle, il a fini par s’endormir. Parce que, entre les comprimés périmés et le mélange excitant-somnifère, le résultat est plus qu’aléatoire…

Il faut qu’elle parvienne à récupérer Lana. De n’importe quelle manière !

Elle pousse la porte de la remise, saisit le bidon d’essence et se précipite vers le groupe électrogène à l’arrière de la maison.

Elle ne voit pas la silhouette qui s’approche dans son dos, bondit sur elle, lui plaque une main sur le visage pour étouffer son cri et l’entraine vers les fourrés.

 

*****

 

 

 

Combien de temps encore va-t-elle rester enfermée ?

Perrine tourne comme un lion en cage dans la pièce minuscule où elle a été conduite sans comprendre ce qui lui arrivait.

Elle entend la porte s’ouvrir et recule vers le mur opposé, comme à chaque fois : ce sont les consignes.

Un individu, le visage caché par un masque, s’avance dans la pièce jusqu’au lit où il dépose un plateau. Perrine doit attendre qu’il soit sorti pour s’avancer récupérer son petit-déjeuner.

Dans son dos, elle entend un faible couinement : Lana est en train de se réveiller.

Heureusement que sa fille est là, enfermée avec elle. Les journées lui paraissent moins longues. La fillette ne semble pas trop souffrir de l’enfermement : à presque six mois, on n’a pas encore besoin de se dégourdir les jambes.

Perrine soulève la petite fille et la serre sur son cœur. Elle a eu si peur pour elle !

Lorsqu’elle se remémore les événements, elle en a encore l’estomac noué. Tout s’est déroulé si vite. Elle, terrorisée, immobilisée à l’arrière de la remise. Les ombres silencieuses qui envahissent la maison. Puis les hurlements, les pleurs déchirants de Lana, la lumière des projecteurs. On l’entraine vers un véhicule où on la fait asseoir de force, tandis qu’elle crie le prénom de sa fille.

Et soudain, elle l’a dans ses bras, le visage cramoisi, hurlant de terreur, de frustration, de faim…

Personne ne lui parle, personne ne lui raconte ce qui s’est passé, mais elle s’en moque : elle a récupéré Lana et c’est tout ce qui importe. Elle ne sait pas qui sont ces gens, comment ils ont agi. Celui qui l’a bâillonné lui a juste murmuré :

— Il est armé ?

Il a relâché la pression sur sa bouche pour qu’elle puisse répondre :

— Non ! Et il est blessé.

Puis il lui a fait signe de se taire et l’a abandonnée là, accroupie au milieu des buissons.

Tandis qu’on l’emmène vers ce qui lui rappelle plus une cellule qu’autre chose, elle essaie de poser des questions. Mais personne ne lui répond.

Les explications, elle les a eues par Christophe. Elle a le droit de l’appeler deux fois par jour, matin et soir. Si elle avait pu récupérer son portable, elle aurait pu lui parler plus souvent, mais on ne le lui a pas rendu.

D’après Christophe, tout est arrivé à cause du Covid-19.

— Plusieurs cas se sont déclarés dans une prison de la région. Il a fallu que les autorités réagissent vite, et isolent les malades. Il y a eu une mutinerie dans la prison, les gardiens ont été débordés, c’était la panique. Un prisonnier qui devait être transféré en a profité pour s’emparer d’une arme, blesser plusieurs personnes et s’enfuir.

— Pourquoi personne n’en a parlé ? On aurait dû être prévenu qu’un prisonnier dangereux était en liberté !

— Il y a assez d’infos effrayantes avec le virus. Ils n’ont pas voulu en rajouter, sachant qu’ils étaient persuadés dominer la situation. Ils étaient sûrs que le gars appellerait chez lui. Le téléphone de sa femme était sur écoute. Quand tu as appelé avec le tien, ils ont localisé l’appel. Et comme il n’y a qu’une maison dans le secteur, ils sont venus te délivrer !

Quinze jours après, Perrine n’est toujours pas rassurée. La chance avait joué en leur faveur. Et de la chance, on n’en a pas tout le temps !

  C’était un peu aléatoire, leur truc !

— Je crois qu’ils ratissaient discrètement le secteur depuis un moment. Et puis, ils savaient deux choses : le prisonnier était blessé. Et malade !

— Malade ?!?

— C’est pour cela que tu es enfermée. Tu dois rester isolée pendant quatorze jours. Pour savoir si tu as attrapé le virus.

Perrine installe Lana sur la table à langer pour lui changer sa couche. À l’aide d’une éponge et de savon, elle lui fait une toilette complète. Elle ne peut s’empêcher de lui faire ça plusieurs fois par jour, pour effacer l’impression qu’elle a été souillée par ses contacts avec le prisonnier.

En réalité, la fillette va bien et elle aussi. Pas de fièvre, pas de symptômes, elle croise les doigts.

On toque à la porte et un infirmier, masqué et vêtu d’une combinaison s’avance dans la pièce. Elle s’immobilise tandis qu’il vise son front avec un pistolet pour prendre sa température :

— C’est très bien. Je vois le médecin, et je pense que vous pouvez préparer vos bagages.

Perrine se raidit. Elle doit s’empêcher de se réjouir trop vite. Les rebondissements, elle connaît.

Elle installe la petite fille sur ses genoux et lui donne son biberon du matin.

Le téléphone posé sur la table de nuit sonne. C’est le médecin :

— Bonjour, Perrine. Tous les voyants sont au vert. On vous relâche aujourd’hui ! Certainement en début d’après-midi. Je vous verrai à ce moment-là pour vous donner quelques instructions.

— Merci, docteur !

Perrine serre Lana fort dans ses bras. Elles vont pouvoir reprendre une vie normale ! Enfin…presque !

Le téléphone sonne à nouveau. C’est Christophe :

— Coucou, chérie. Vous avez bien dormi ?

— Oui, pas mal. Depuis qu’elle a sorti ses deux dents, Lana est moins grognon.

  Ça me fait tout drôle, de savoir qu’elle a des dents. Je languis de vous voir… Et toi, tu vas bien ?

— Je vais très bien. Il ne faut pas que tu t’inquiètes.

Il soupire :

— Je sais. Mais c’est à cause du prisonnier. Il est mort !

— Du virus ?

— Je ne sais pas. Peut-être. Ou de ses blessures !

Perrine inspire profondément et souffle lentement. La nouvelle la touche plus que ce qu’elle imaginait :

— En tous cas, moi, je sors aujourd’hui. On me rapatrie sur Paris !

Christophe a la voix qui s’étrangle d’émotion :

— Je suis si heureux ! Depuis que j’attends ce moment ! Je vais te préparer un bon repas. Tu vas voir, on va vite oublier tout ça !

— À ce soir, mon chéri. Je ne sais pas encore à quelle heure, mais je te tiens au courant.

Quand elle raccroche, Perrine est bien consciente que l’enthousiasme de Christophe sonne faux.

Il va leur falloir du temps pour digérer ce qui est arrivé.

Elle ressent des sentiments ambigus.

Elle ne sait pas si elle doit se réjouir ou non du décès du prisonnier qui lui a provoqué la plus grande  peur de sa vie.

Elle ne sait même pas si elle sera capable de retourner vivre au Cabanon.

De toute façon, ce ne sera pas d’actualité avant longtemps. Le confinement de quinze jours s’est transformé en quarante-cinq jours, avec des restrictions draconiennes. Pas de sorties sans autorisation, pas de vacances hors du domicile, plus d’embrassades ni même de poignées de main…

Lorsqu’on frappe à nouveau à sa porte, sa valise est prête.

Elle quitte l’endroit sans se retourner.

Il faut aller de l’avant.

Il faut donner du temps au temps.

 

 

 

 

 

Anik BESSAC

 

5 mai 2020

 

 

 

 

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